Cette exposition se définit comme une «rétrospective de milieu de carrière» dédiée à Pierre Huyghe, artiste français ayant le vent en poupe, il est vrai, depuis bon nombre d’années, et dont le travail vise justement à redéfinir l’espace d’exposition et son organisation.
Alors, force est de constater que la proposition de Pierre Huyghe nous plonge dans un espace d’exposition original, labyrinthique, parfois même volontairement biscornu, fait de dédales, de recoins perdus ou d’angles de pièces qui s’enchevêtrent. Ce parcours sinueux peut tout à la fois nous fasciner, nous faisant sortir des sentiers battus et linéaires auxquels nous sommes plutôt accoutumés, ou bien nous dérouter, en nous proposant près d’une cinquantaine d’œuvres, généralement des vidéos et des installations, dont la profusion peut donc parfois nous égarer.
Car l’œuvre de Pierre Huyghe obéit à une méthodologie très particulière qui consiste à partir du lieu d’exposition tel qu’il est donné. Ici, la rétrospective vient se greffer sur les cimaises de l’exposition précédente de la galerie Sud, qui était alors dédiée à l’artiste américain Mike Kelley. Or, s’il y avait un regret que l’on pouvait formuler au sujet de celle-ci, c’était précisément de se déployer dans un espace bien trop alambiqué, et allant parfois même jusqu’à rendre la compréhension des œuvres difficiles à notre jugement — trop de vidéos dans une même pièce, par exemple, dont les couleurs et les sons interfèrent jusqu’à brouiller tout discours cohérent.
Alors, Pierre Huyghe tombe-t-il dans le même panneau, héritant de ce lieu d’exposition complexe qui nous avait déçus?
D’une part, nous pouvons adopter une attitude relativement naïve et déambuler dans la galerie Sud au gré de nos inspirations, suivant ce qui nous attire, fuyant ce qui nous paraîtrait trop abscons. Alors, une certaine magie opère. Car certains éléments de l’exposition sont bel et bien animés, se meuvent d’eux-mêmes, et peuvent carrément venir à notre rencontre.
En effet, comment rester indifférent à la chienne à la patte rose, Human, dormant dans de jolies fourrures jonchant quelques coins de la galerie, trimbalant sa légère carcasse blanche auprès de son maître, qui trompe son ennui en déambulant dans la galerie, un masque d’iodes lumineuses recouvrant son visage, ou observant d’un œil mélancolique des araignées d’eau, des mollusques et un bernard-l’hermite ayant adopté la Muse endormie de Brancusi comme carapace, dans de fascinants aquariums (Made Ecosystem ou Zoodram 4)?
De même, comment ne pas être touché par l’élégance d’une patineuse vêtue tout de noir, glissant pleine de grâce sur la glace, y déposant de subtils motifs abstraits avec la lame de ses patins (Exposition Scintillante, Acte 3)? Ou encore, comment ne pas être irrésistiblement attiré par l’espace extérieur que Pierre Huyghe a greffé au Centre Pompidou, sorte de petit écosystème qu’il aura reconstitué en souvenir de la dernière documenta de Kassel (2012) et de l’œuvre alors présentée, Untilled, où une ruche d’abeilles grouille en lieu et place du visage d’une statue féminine allongée dans un parc?
Ces œuvres et performances organiques jouent ainsi sur le registre de l’immédiateté, nous propulsant alors dans un univers dont les éléments vivent et évoluent, quasiment autonomes, et entrent en résonance avec notre sensibilité, notre imaginaire, notre rêverie intime.
D’autre part, ce doux émerveillement peut toutefois s’émousser lorsque l’on se penche davantage sur les multiples propositions qui nous sont faites ici. En effet, certains éléments rencontrés dans la galerie peuvent nous apparaitre comme les résurgences fragmentaires et décevantes d’œuvres déployées auparavant par Pierre Huyghe dans des projets riches et ambitieux. Par exemple, l’homme à la tête d’aigle que l’on rencontre çà et là , désœuvré, dans la galerie, à l’image du maître de la chienne Human, nous renvoie à la vidéo Streamside Day, qui interrogeait avec une certaine finesse la question du rituel et de la fête, de leur portée sociale et structurante pour une communauté humaine, et du folklore comme lieu de vie et ciment collectif.
En ce sens, l’extension extérieure proposée par Pierre Huyghe nous apparaît finalement comme la pâle copie du microsystème créé dans le parc de la documenta de Kassel. Certes, les abeilles vont et viennent dans la ruche greffée au visage de la statue, mais l’aspect sauvage, vénéneux et morbide qui se dégageait de Untilled, et que la vidéo A way in Untilled projetée à l’intérieur de la galerie retranscrit bien quant à elle, semble ici tout à fait dissolu: plus de fleurs aux robes fuchsia et aux vertus aphrodisiaques ou hallucinatoires à butiner, plus d’eau et de terre dans lesquels grouillent fourmis et mollusques, plus de cadavre de souris attaqué par une mouche verte y pondant ses œufs.
Au mieux, ces éléments restent donc des clins d’œil à des œuvres développées antérieurement, mais la mise en abîme qu’ils auraient pu créer, nous paraît ne pas véritablement fonctionner. Le déplacement de certains éléments se référant à des œuvres déjà élaborées ne semble alors malheureusement pas toujours pertinent.
Mais Pierre Huyghe insiste pour que nous endossions coûte que coûte le rôle de «témoin» de l’exposition, afin d’y tracer notre propre chemin, comme le suggère la photographie Or représentant deux sentiers qui bifurquent, chacun suivant sa direction dans la nature.
Ainsi, si Mère Anatolica 1, sculpture créée par Parvine Curie, ouvrant l’exposition et ayant trôné dans le collège de Pierre Huyghe lorsqu’il était adolescent, ne nous convainc guère lorsqu’il s’agirait d’y voir le déclencheur de la vocation de l’artiste, la réflexion que Pierre Huyghe propose sur l’architecture du Centre Pompidou nous paraît riche d’enseignements.
En effet, avec Timekeeper, Pierre Huyghe gratte un mur de la galerie afin d’y faire apparaître différentes couches de peintures. Celles-ci se révèlent comme des strates témoignant des projets successifs qui y ont eu lieu, et de l’écoulement du temps dont les murs mêmes du bâtiment portent la trace. Idem, à travers Shore, Pierre Huyghe ponce un mur découvrant alors une peinture verte issue d’une exposition passée de Guy De Cointet.
Mais si Pierre Huyghe recycle les cimaises de l’exposition de Mike Kelley, mettant à l’honneur la mémoire du lieu, il indique également que l’artiste peut rencontrer des difficultés à créer en héritant d’un espace préexistant, notamment dans A House or Home?. A travers This is not a Time for Dreaming, il montre encore que l’institution d’Harvard a délibérément écarté les artistes des discussions au sujet des conditions de production d’un édifice, alors qu’elle leur avait pourtant demandé de participer au projet de création d’un nouveau département des arts visuels pour l’université.
Et, au delà de la question des possibles conditions de productions dans l’art, Pierre Huyghe interroge aussi le statut du droit d’auteur et du copyright avec Blanche Neige Lucie et No Ghost just a Shell. Il engage également les artistes et tout un chacun à se libérer des contraintes du monde du travail avec L’Association des Temps Libérés fondée en 1995, évoquant la vie comme flânerie, comme temps improductif, à l’encontre des politiques actuelles nous matraquant des vertus et de la nécessité du travail.
On retrouve la rébellion contre les valeurs politiques, le pouvoir de l’Etat ou la machine capitaliste parmi l’une des séquences de The Host and the Cloud, se référant au procès du groupe Action directe. Ce sublime film durant près de deux heures, réalisé au Musée des arts et traditions populaires, se développe dans une atmosphère expérimentale, onirique, hallucinatoire. La vidéo constitue sans conteste l’un des points marquants du parcours, à l’image d’autres projets de grande envergure, tels que les trois moments de l’Exposition Scintillante ou A journey that wasn’t.