Claire Jacquet. Vous réalisez généralement vos photographies en extérieur. Qu’est-ce qui vous intéresse dans la rue ? Qu’est-ce qui dehors retient d’abord votre attention ?
Pierre Faure. Généralement, en Europe plus particulièrement, les rues constituent la figure traditionnelle de l’espace public, de la centralité qui domine l’organisation et la morphologie des villes. Mais ce n’est pas le centre ville que mes photographies représentent, pas plus que les rues. La mégapole s’étale en générant une spécialisation des lieux, dans un mouvement général qui tend à nier la rue, et la conception traditionnelle qu’on en a, le mot même de « ville » ou de « rue » n’étant plus adapté pour rendre compte de cette réalité urbaine. Ce sont des environnements plus ou moins dé-symbolisés. C’est l’histoire du chauffeur de taxi qui désigne au touriste les monuments qui surgissent au cours du trajet, et qui n’a plus rien à dire dès qu’il franchit le périphérique… Je suis « trop habitué aux monuments pour les regarder », comme disait Georges Perec. Comme je circule souvent en scooter, je regarde les voitures, les objets qui entrent et sortent de mon champ visuel. Le monde défile et il faut tout voir, faire attention à ce pandémonium plein d’objets et de gens en mouvement. Éviter les obstacles, s’engouffrer dans les espaces vides, les interstices. Bref, tout un cinéma. Un jour j’ai pensé fixer une caméra à l’avant de mon scooter et puis je crois que ça ne m’intéressait pas tant que ça… Vous connaissez cette séquence de Fellini Roma, où l’on entre dans la ville par le périphérique ?
Non, mais ça m’évoque plutôt une séquence du film Journal intime de Nanni Moretti, qui parcourt en scooter les rues de Rome à moitié désertes et dont la déambulation mentale se calque sur les lacets qu’il dessine en scooter. À un feu rouge, il interpelle un automobiliste, à l’arrêt comme lui : « tu ti ricordi flash dance ? ». Moretti livre alors un « état » de sa divagation, laquelle confronte deux formats cinématographiques, si on peut dire, un cinéma plutôt libre, attentif à sa propre respiration, et un cinéma « aérobic » avec un rythme robotisé, standardisé…
J’aime bien ce passage du film de Moretti. Je crois me souvenir que lorsqu’il s’arrête au feu rouge, l’homme est dans une voiture de sport rouge décapotable. Moretti descend de son scooter et lui explique grosso modo que même si la société était meilleure, il ne ferait pas partie de la majorité, que de toute façon, il resterait minoritaire. Mais c’est quoi, la majorité ? C’est un modèle, disons celui de l’homme moyen auquel s’adresse la télévision. Peut-être qu’on peut voir la majorité comme la masse qui ne choisit pas mais prend ce qu’on lui donne. Plus prosaï;quement, la majorité, c’est ce qui finit (toujours ?) par arriver, c’est Chirac ou Berlusconi… Il est beaucoup question de l’Italie aujourd’hui. Il est intéressant de noter que Moretti a joué un rôle important dans le débat public, de voir qu’un cinéaste, qui n’a pas arrêté de questionner son positionnement en regard de la société en général et par rapport à la gauche italienne, se retrouve un peu comme dans un de ses films, à critiquer ouvertement le modèle dominant qui ressemble de plus en plus, avec ses mauvais acteurs, à un (très) mauvais film. Dans Sogni d’Oro (un autre film de Moretti), le cinéaste se retrouve au milieu d’un plateau de jeu télévisé et il finit par crier à l’entourage « publico di merda ! » et le public reprend la phrase en cœur. Dire cela n’a rien d’élitiste, ce qui est élitiste, c’est d’instrumentaliser les acteurs et le public afin de programmer des comportements (ou des fantasmes) de masse, en renforçant le modèle, parfois même en prétendant aller contre.
Et du côté de Fellini, qu’est ce qui vous intéresse ?
Ce qui est beau et jouissif chez lui, c’est qu’il montre souvent, autant que possible, le moment d’après, quand tout cela continue alors que la scène ou la ronde est finie : les flashs électriques du tramway dans la rue désertée de Fellini Roma, les motards prenant possession de Rome à 3h du matin, les arènes illuminées après la congestion de l’autoroute, etc. C’est un moment d’absolue liberté qui consiste à nous donner à voir les choses qui continuent d’exister même quand il n’y a plus personne pour les voir, qu’elles n’ont pas forcément de nécessité dramatique ou narrative, et que le monde continue de jouer sa partition. Ce sont souvent des plans larges, qui possèdent comme une grande résonance affective, ou émotionnelle. S’il y a bien sûr une mise à distance dans les photos que je peux faire, je crois qu’il y a aussi un rapport affectif avec ce qui se trouve dans le champ, qui passe par la manière dont les gens et les choses s’y inscrivent, sont liées entre elles, forment comme un bloc ou une construction, même si l’image reste apparemment neutre… On n’est pas du tout dans un schéma dualiste, on ne photographie, on ne filme pas simplement des choses ou des gens, mais toujours des rapports avec et entre eux. C’est peut-être une des limites d’une certaine photographie allemande d’avoir feint de l’ignorer. C’est devenu une estampille et aussi une private-joke. Je me sens plus proche des américains, j’aime bien le travail de William Eggleston, il y a beaucoup d’affection chez lui (rires) !
Vous puisez davantage vos références du côté du cinéma que du côté de la peinture, en pensant vos photographies comme des « plans » notamment, en citant Nanni Moretti, Fellini mais aussi Martin Scorsese dont vous appréciez l’approche documentaire…
Est-ce que cela signifie que la photographie pour vous cristalliserait une forme qui s’apparente au scénario ?
Ce serait plutôt le contraire, s’il y a un scénario, ce n’est pas une forme mais un point de départ, quelque chose qui doit être brûlé. Mon point de départ n’est pas un scénario, ou alors c’est celui, par exemple, qui consiste à prendre une route, à tracer un itinéraire, c’est donc plutôt un trajet.
Vous faites des photographies mais aussi des vidéos, Quelques jours en décembre (sur les grèves de 1995), La Pesanteur et la grâce en collaboration avec Marie-Francine, Le Jalu (portrait filmé d’une caissière de supermarché). Dans ces vidéos, il y a le souci de rendre compte d’une expérience. Expérience sur l’écran mais aussi expérience d’une certaine approche du cinéma…
Disons que le cinéma a eu besoin, à certains moments, de se débarrasser de certains modes de production assez rigides, de faire des films d’une manière déliée. Ce qui a été le cas dans les années 1960 et 1970. Quand on voit Une sale histoire de Jean Eustache, qui est un simple récit (mais quel récit !), on comprend très bien qu’il peut se passer des décorateurs, des maquilleurs, des opérateurs, des scénaristes, des régisseurs, bref d’un fonctionnement assez lourd, qu’on peut faire un film dans ces conditions. Comme chez Chris Marker, Pierre Perrault, Robert Kramer, Jean Rouch, Jonas Mekas, Fred Wiseman, tous issus de cette même génération ; ce sont des gens qui ont trouvé un passage en faisant leurs films, leur intention n’était pas de « faire du cinéma ». Leurs films eux-mêmes sont souvent comme des passages. Dans Route One, Robert Kramer parle de l’état d’un pays, mais il s’arrête aussi au bord de la route pour filmer une tortue qui traverse. Des films qui, pour le dire un peu bêtement, tracent des lignes ou construisent des points de vue singuliers, qui ont une certaine portée poétique et politique. Le réel n’existe pas en dehors de la manière dont on le fait arriver…
Propos recueillis par Claire Jacquet.
Entretien paru en automne 2002 sous le titre « Fantôme sous l’autoroute » dans Le Journal du Cnp n°18 et publié avec l’aimable autorisation du Cnp.
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