Par Pierre-Évariste Douaire
«Un monde parfait», votre dernière exposition à la galerie Jérôme de Noirmont, semble s’aventurer dans le politique ?
Gilles. C’est une continuité dans notre travail. On a toujours fait des photos dites politiques comme Le Petit Communiste, à la mort du Communisme ou le Triangle rose. Si dans cette exposition il y en a plus, c’est un hasard. Nous travaillons sur plusieurs séries à la fois. Chaque vernissage est l’occasion de présenter un état des lieux de nos recherches. Nous aimons prendre notre temps . Des rencontres orientent notre planning, éveillent notre curiosité et aiguisent nos envies de travailler avec les futurs modèles. Rien n’est jamais décidé à l’avance.
Vous préférez l’actualité ou la variété ?
Gilles. L’actualité et la variété ne s’opposent pas pour nous. Le réel a toujours été notre base de travail. Tout nous inspire, même les choses qui peuvent sembler au premier abord superficielles, ludiques, joyeuses. Nous ne choisissons jamais un sujet au détriment d’un autre. La variété semble jolie, mais elle possède aussi sa part d’ombre. Les choses de la vie courante les plus insipides peuvent se révéler aussi violentes que les images du journal télé, et inversement. Tout à la même valeur. Il y a de la gravité partout.
Pour «Un monde parfait» on s’est amusé à mélanger les séries entre elles. Au lieu de les classer, on a préféré provoquer des rencontres incongrues comme celle qui met côte à côte Mireille Mathieu et un soldat irakien [Fleurs de Shanghai et Irak War]. Ces deux visions se complètent et c’est ça qui les rend intéressantes. En tout cas c’est ce genre de confrontation que l’on a à cœur de mettre en scène. Ce mélange est le propre de la vie. Les photos que vous qualifiez de «politiques» ont leur place dans l’exposition car elles sont entourées de toutes les autres. Faire uniquement un accrochage de photos politiques serait rasant.
Vous êtes plus naï;fs que politiques. David et Jonathan, un arabe et un juif qui s’enlacent, c’est une pub pour Benetton ?
Gilles. C’est notre façon de faire. Elle est qualifiée par beaucoup comme très sulpicienne. Chacun voit cette image comme il le veut. Chacun a le droit de réagir différemment. La photo n’était pas préméditée. Le projet de David et Jonathan s’est construit au fur et à mesure. L’idée de mettre une kippa et un keffieh nous a été soufflée par Odon Vallet, car on ne savait pas comm ent coiffer les personnages au départ. Les deux couvre-chefs se sont alors imposés. En règle générale la forme finale s’éloigne souvent des intentions initiales.
Vous radioscopez le monde de la variété ?
Gilles. La variété est présente mais il n’y a pas que ça.
Pierre. On travaille ave c des acteurs, des artistes, des inconnus, surtout des inconnus. Pour «Un monde parfait», il n’y a que quatre célébrités sur une trentaine de clichés : Valérie Lemercier et Pascale Borel ne font que passer, quant à Mireille Mathieu et Sylvie Jolie, elles apparaissent comme des icônes, mais à par elles, c’est tout.
Vous préférez le multiple ou la pièce unique ? Une pochette de disque dans les bacs ou un seul tirage en galerie ?
Gilles. Nous avons commencé à travailler dans la presse, à réaliser des couvertures, des pochettes de disque, à photographier nos amis. Tout s’est installé progressivement et lentement. Il a fallu attendre huit ans pour que se monte notre première exposition, s’était en 1983. Au début de notre rencontre, en 1976, nous ne pensions pas exposer car l’art était dominé par la vague conceptuelle. Quant à la photographie, elle était noir et blanc et très classique. La c ouleur était alors très mal vue. Nous ne pensions pas avoir notre place dans ce milieu.
La pièce unique est une évidence chez nous puisque nous peignons à même la photo. Les cadres ont eux aussi de l’importance et un rôle à jouer, c’est pourquoi nous prenons beaucoup de soin à les élaborer pour qu’ils soient le plus en accord avec l’image. Nous avons toujours aimé la diffusion et les grands tirages car nous avons toujours travaillé avec les magazines, édité des cartes postales et des livres. Nous adorons les catalogues. Voir les gens repartir avec, les voir heureux, c’est super. Mais l’original reste unique pour la bonne et simple raison que la peinture sur la photo ne pourra jamais être reproduite à l’identique.
Exposer en galerie vous a permis de gagner en liberté ?
Gilles. Exposer en galerie nous a permis de montrer notre travail personnel. Avant de disposer d’une telle vitrine personne n’avait l’occasion de le voir car toute notre énergie était consacrée à la presse. On nous a poussé à montrer les travaux que personne ne voyait, l’aventure a débuté avec la série des «Paradis».
Votre style est très identifiable.
Gilles. Notre style est venu car nous ne voulions pas en avoir. Il est né de notre rencontre, d’une façon naturelle. Nous n’avon s pas voulu en créer un, il est apparu sans préméditation ni recherche. Il nous ressemble. Il est lié à ce que nous sommes, à notre vie, aux gens qui nous entourent, à nos différents voyages en Asie. Avant qu’il ne soit accepté nous avons essuyé les plâtres. Il était mal accueilli, car peindre sur la photo n’était pas accepté, c’était une technique trop bâtarde. La photographie couleur n’avait pas bonne presse non plus. Mais à côté de ces critiques, il y avait toujours des amis pour apprécier notre travail et des gens pour le défendre, grâce à cela on a toujours poursuivi notre petit bonhomme de chemin.
Vos images sont toujours très lisses, pourquoi ?
Pierre. Au premier abord l’image doit être agréable à regarder, c’est une politesse pour les yeux.
Vous avez créé un style Pierre et Gilles. L’art contemporain semble avoir laissé cette inventivité aux médias, à la mode, à la publicité et au cinéma.
Gilles. Non je ne partage pas votre point de vue. L’art contemporain est très important, c’est lui qui amène du renouveau dans la création, c’est lui qui alimente l’imaginaire des créatifs. La mode est suiveuse, elle récupère à son profit les inventions, mais elle n’est pas du tout pionnière. Avant tout, c’est la vie qui fait bouger les mentalités. La rue est très importante pour ça, c’est elle qui génère de l’énergie, qui fait l’art.
Vous êtes des portraitistes ?
Gilles. Le portrait est le point de départ de tout, il est presque notre médium. Le modèle peut jouer son propre rôle, mais le plus souvent il endosse la peau d’un personnage. En cela notre travail se rapproche plus du cinéma et du théâtre que du portrait.
Vos photos sont toujours le fruit de rencontres ?
Pierre. Notre travail se mélange avec notre vie. Les rencontres que nous faisons donnent naissance à des envies, à des désirs, notre curiosité est excitée et c’est le point de départ des histoires que l’on raconte par la suite. Les photos viennent après les rencontres.
Vous êtes plus intéressés par percer le mystère de votre modèle ou plus attirés par lui faire endosser un personnage à jouer ?
Pierre. Les deux nous intéressent. Il n’y a pas de règles. Parfois nous cherchons la meilleure personne pour jouer un personnage historique ou mythologique, et d’autre fois la rencontre avec un modèle éveille notre envie, créé le désir spontané de travailler avec lui.
Gilles. Mais à chaque prise de vue la surprise s’invite sur le cliché. Le public reconnaît notre travail par notre style, nos mises en scène, les décors avec toutes les petites étoiles. Mais je crois surtout que les gens nous reconnaissent par les jeux de regards, les expressions du visage que nous mettons en place. Invariablement nous revenons toujours vers ce type de pose. Quelque chose se passe et une légère tristesse perle inconsciemment dans ces photos joyeuses, c’est ça qui nous caractérise beaucoup plus que les paillettes et les décors. C’est vrai Pierre ? Quand tu photographies, tu cherches à aller chercher ça chez la personne, tu la sondes, tu cherches…
Pierre. [Grand sourire] A percer son âme.
L’arrivé du numérique a changé quelque chose dans votre travail ?
Gilles. Notre façon de travailler ne diffère pas d’avant, mais nous sommes très intéressés par le numérique. Nous l’utilisons en plus des outils traditionnels. Pierre photographie toujours de la même façon, ensuite il scanne ses photos, ce qui nous permet de travailler un peu plus les images avant le tirage. Les impressions se font désormais grâce à des imprimantes qui utilisent des pigments. Cette technologie nous permet d’utiliser de la toile et non plus du papier. C’est paradoxal, mais le numérique nous rapproche de la peinture ! Le tirage sur toile de la photo place notre travail dans l’idée de la peinture la plus classique. Nous employons cette technique depuis un an.
Pierre. Le numérique permet de préparer des étapes futures. C’est un travail plus long, cela rajou te une phase supplémentaire qui nous permet de gagner en précision et de nous rapprocher au plus près de ce que nous imaginons. Mais fondamentalement, le travail reste le même puisque in fine Gilles peint toujours par dessus la photo. Le numérique permet de retoucher les couleurs, de faire un ciel plus bleu, de modifier la silhouette d’un modèle. On reste ouvert à toutes les techniques, mais nous n’avons pas été des pionniers dans le numérique.
Gilles. Nous ne sommes pas les précurseurs du numérique certes, mais dans un certains sens nous avons toujours fait de la retouche. Qu’elle se fasse à la pointe d’un pinceau ou d’une palette graphique ne change rien, c’est toujours le même principe.
Vous êtes-vous intéressés aux néo-pictorialistes qui au début du XXe siècle rehaussaient leurs tirages photographiques avec de la couleur?
Pierre. Non, par contre nos voyages en Orient nous ont ouvert sur la retouche des photos. Dans les pays arabes, en Asie et en Inde, les photo s sont très souvent retravaillées.
Avez-vous conscience de véhiculer un corps archétypal ?
Pierre. Non, tous les types de corps sont représentés. Les garçons sont androgynes et viriles, fluets ou athlétiques, les filles peuvent être rondes ou minces, nos personnages sont jeunes ou âgés. Nous ne recherchons pas des dimensions et des tailles précises. Ce sont les rencontres et les gens qui viennent à nous qui motivent notre travail. Par contre nous aimons idéaliser.
Gilles. A la différe nce d’un Thierry Mugler, qui n’aime que les corps très minces, nous ne sommes pas attachés à un physique particulier. Nous aimons les physiques et les races différentes. Pour ce qui est de l’âge, on peut dire que nous réussissons à rajeunir les gens qui passent entre nos mains.
Est-ce que l’imagerie gay impose une dictature du corps ?
Gilles. Nous ne représentons jamais un seul type de corps. Les modèles ne sont pas uniformes, nous n’alignons jamais les mêmes petits soldats. Si vous prenez Hercule, le garçon est champion de bodybuilding, quand à L’As de trèfle, il est tout menu. Chez nous aucun diktat, aucune dictature.
Mais vous ne photographiez pas de gens laids par exemple ?
Pierre et Gilles [en cœur]. Ça dépend des goûts.
Gilles. On ne peut travailler qu’avec des gens qu’on aime et qui nous inspirent. On peut pas travailler avec des gens qu’on aime pas, qu’ils soient célèbres ou pas. Nous idéalisons beaucoup, mais notre travail est aussi très morbide. Comme chez Warhol, nos personnages sont presque momifiés. Ce sont des masques mortuaires. Ils ressemblent à Grace Kelly dans son cercueil, très maquillée et bien coiffée.
Que représente l’autoportrait chez vous ?
Pierre. C’est un petit rituel.
Gilles. C’est un besoin qui se fait ressentir de temps en temps. Nous n’avons pas tout de suite commencé à en faire. A part une seule exception, les autres sont arrivés quatre ans après notre rencontre.
Pierre. Cela nous permet d’expérimenter des pistes de recherche lorsque nous n’avons pas de modèles.
Gilles. On peut prendre plus de risques.
Parlez-nous de votre rétrospective en juin au Jeu de Paume.
Pierre. L’exposition retrace trente années de travail.
Gilles. C’est un voyage à t ravers toutes nos séries. «Un monde parfait» se plaît à mélanger les photos entre elles. A l’inverse, le Jeu de Paume présentera un parcours thématique qui explorera les étapes de notre parcours jalonné par les images religieuses, mythologiques, politiques, pop. Les autoportraits seront réunis dans une salle aussi, ça va être très amusant.
Pierre. Cette exposition nous excite beaucoup. Elle nous oblige à choisir parmi beaucoup d’œuvres. L’espace n’est pas illimité et il faut faire des choix, ce qui est à la fois très difficile et très intéressant. Il faut ensuite collecter les travaux qui sont éparpillés à gauche et à droite. A part quelques uns qui sont un peu trop loin, on a réussi à avoir tout ce que l’on voulait.
Gilles. De toute façon on ne peut pas tout mettre, et il faut bien aussi laisser la place à quelques surprises. On v a s’amuser à faire des petites installations et ça, on ne le fait pas souvent.
En février vous exposez au musée d’Orsay.
Gilles. Nous exposons à Orsay dans le cadre des «Correspondances». Des artistes contemporains sont invités à dialoguer avec des œuvres des collections nationales. Nous avons décidé de travailler autour d’une sculpture de Vincent Feugère des Forts, La Mort d’Abel. C’est l’occasion pour nous de faire une installation. C’est une façon de procéder que nous aimons bien, et que nous avions déjà présentée en Avignon.
En quoi consis te votre installation à Orsay ?
Pierre. Nous avons demandé à un garçon de reprendre la pose d’Abel. Ensuite nous l’avons tiré en triptyque. Chacune des images est une déclinaison possible de la sculpture. Placées autour du bronze, trois points de vues différents s’offrent au spectateur.
Gilles. Les trois tableaux sont trois reflets différents de la sculpture. Le sol sera jonché de fleurs, mais je vous laisse la surprise de découvrir l’installation en temps voulu. Nous allons essayer de faire de même au Jeu de Paume. Malgré le peu d’espace disponible nous allons tenter de faire des interventions dans le même style, de créer des surprises.