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Pièces sans paroles

«My voice is going […] I’ll have to perform in pantomime tonight». Dans Pièce sans paroles, tout se passe comme si les trois artistes avaient fait le choix de mettre au défi cette réplique tirée de la pièce de Tennessee Williams, de la prendre au mot, justement en supprimant les mots, comme pour voir, comme pour s’interroger sur «ce que peut un corps» — pour reprendre l’expression de Gilles Deleuze — et plus précisément un corps d’acteur privé de son principal outil, à savoir la parole.

Alors que la pièce originale, mise en abîme du théâtre, donne à voir un frère et une sÅ“ur, Felice et Clare, acteurs condamnés à jouer une histoire impossible à écrire jusqu’au dénouement, personnages torturés, pris au piège dans cette interface entre le réel et l’imaginaire qu’est la scène, Pièce sans paroles pousse la notion d’enfermement à son comble, puisque de même que les personnages ne parviendront pas à sortir, à proprement parler, du théâtre devenu huis clos, leurs voix ne parviennent pas à sortir de leurs corps. Plus d’issue possible. Ou plutôt, plus d’issue possible par le biais des mots. Il n’est pas exact de dire que la voix ne se manifeste jamais. Elle jaillit en effet par intermittences, mais comme un geste incontrôlé, presque compulsif, un soubresaut entre le grotesque et le tragique, entre le rire hystérique et le cri de terreur, l’expulsion d’un mouvement intérieur hors du corps, comme le figure si bien l’expression anglaise Out Cry, l’autre titre donné à la pièce de Tennessee Williams.

Parallèlement, tandis que sont muselées les répliques, les didascalies s’expriment puissamment. Dans un renversement total du schéma théâtral, la disparition du texte fait apparaître le hors-texte. Et alors que les mouvements des lèvres, pourtant bien présents, un peu comme dans un film muet, ne modulent plus aucun son — la bouche ne laissant échapper que passivement et sporadiquement des cris non verbalisés—, alors que la scansion devient respiration, tout geste, tout mouvement dicté par les marges du texte, indications scéniques habituellement muettes, s’exacerbe et dialogue avec le décor qui se fait alors pleinement entendre. Il devient le partenaire à part entière des corps qui le parcourent et s’expriment bruyamment à travers lui: porte qui claque, talons qui martèlent le sol, stridence d’une note discordante extirpée avec violence du piano, bruits sourds des corps qui s’empoignent, s’attrapent, se lâchent, se poursuivent au creux de ce décor devenu corps, caisse de résonance vivante et vibrante…

Pour apprécier ce spectacle pour le moins déroutant, il faut renoncer (et réussir à renoncer!) à comprendre pour ressentir. L’absence de parole n’est pas à considérer comme privation, mais comme invention d’une nouvelle syntaxe, une syntaxe physique, matériau d’une expérience proprement chorégraphique. Elle ne doit pas être perçue comme perte pour le sens, mais comme gain pour les sens, une invitation à passer du sens au sensible, et de la dramaturgie à la chorégraphie. Au fond, n’est-ce pas fondamentalement cela un danseur? Un corps qui sans parler crie dans le silence…

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