Cette année débute par une forte actualité photographique. Le Centre Pompidou-Paris va bientôt accueillir une grande exposition «Henri Cartier-Bresson», fondateur de l’agence Magnum, et figure emblématique d’une haute éthique et d’une rigoureuse esthétique du reportage. Tandis que le Centre Pompidou-Metz présentera simultanément une pratique éthiquement et esthétiquement opposée: celle des paparazzis.
Quant à l’épisode «Closer» dont le Président de la République a été la magistrale «proie» offerte en pâture à l’avide curiosité du monde entier, il indique que cette version outrancière et souvent outrageante du photo-reportage conserve une capacité de nuisance.
Conjointement à plusieurs expositions récentes de photographies d’artistes organisées dans le cadre des «30 ans des Fracs», ces actualités du photo-reportage tissent, sur fond d’essor vertigineux des pratiques vernaculaires de la photo-numérique, un panorama varié des pratiques, des postures et des esthétiques photographiques.
De ces confrontations, il ressort cette évidence que la façon récurrente d’aborder le «document» souffre de reposer trop sur le stéréotype essentialiste que le document serait l’image dotée du plus grand degré de transparence à la chose figurée, et que le dispositif et l’esthétique de cette transparence extrême seraient le mieux servis par la photographie.
L’équation de cette acception du document n’a sans doute jamais été mieux formulée que par Roland Barthes. Selon lui, en effet, «la» photographie est une pure empreinte d’espace («le référent adhère») et de temps («ça-a-été»), qui offre un accès direct, sans médiation ni détour, à la chose figurée, qui, donc, «ne se distingue jamais de son référent, de ce qu’elle représente» (La Chambre claire, p. 16-18).
Or, aucune image ni pratique d’image n’est, par essence, plus ou moins documentaire qu’une autre. Chacune l’est à sa manière et contextuellement. Aucune n’est totalement transparente. Et surtout, aucune n’est réductible à son référent matériel, objet ou corps. Au contraire, les images, photographiques ou non, signifient, témoignent et expriment autant par leurs formes et protocoles esthétiques que par ce qu’elles représentent.
La pratique documentaire n’est donc pas l’apanage des photographes, ni même des reporters et autres «documentaristes». Les artistes qui utilisent la photo comme matériau de leur art produisent eux aussi des documents. Mais leur posture documentaire est différente, notamment dans leur rapport au cadre, au temps et à l’espace. Les reporters capturent et enferment du visible, autant que de l’invu, dans ce cadre que les artistes cherchent au contraire à ouvrir. Remplir ou ouvrir le cadre, enregistrer du visible ou extraire du visible de l’invu: deux versions du document, deux modes opératoires, deux rapports au monde, deux conceptions du «référent», deux régimes de vérité.
Pour les reporters (en particulier), photographier a longtemps consisté à enfermer l’espace-temps d’un strict visible — c’est-à -dire dépourvu d’invisible et d’invu — dans les limites d’un cadre matérialisé par le viseur. L’acte de photographier étant rapporté à celui de cadrer-enregistrer quelque chose de perçu, de compris, voire d’analysé.
Henri Cartier-Bresson, figure tutélaire de la photographie humaniste de l’après-guerre, et auteur des clichés de l’album Images à la sauvette et de sa préface «L’instant décisif» (1952), a élevé à un haut degré cette façon de découper-enfermer dans le viseur une empreinte de temps («instant décisif»), et une empreinte d’espace géométriquement organisée dans le respect de la règle du nombre d’or qui a ordonné la représentation occidentale au cours des siècles depuis la Renaissance.
Cette façon de passer «à la sauvette»; de remplir le viseur de temps, d’espace, de choses, de géométrie et d’héritage culturel; et d’en matérialiser les bords sur les épreuves au moyen d’un cadre noir, supportent le régime de vérité de la photographie de reportage d’Henri Cartier-Bresson et de ses nombreuses émules.
Pour eux, le cadre est un invariant indépassable, un opérateur d’image et de vérité. Le cadre découpe l’espace pertinent — dûment sélectionné et géométriquement organisé —, tandis que l’obturateur capte un temps à la fois «décisif» et contracté à la dimension d’un «instant». Les lignes sont nettes, et les lumières équilibrées et harmonieusement réparties afin que l’image paraisse aussi dénotative que possible. La vérité est une vérité d’empreinte lumineuse des états de choses directement imprimée dans la matière argentique du film. Elle s’établit exclusivement au contact des choses dans un monde de choses, au moment de la prise de vue, et exclut toute intervention ultérieure — retouche ou recadrage. C’est cette conception platonicienne — et barthésienne — d’états de choses donnés dont il s’agit de produire une image aussi ressemblante que possible qui a irrigué l’activité de générations de photographes de presse et d’information jusqu’à la fin du XXe siècle.
Ces photographes avaient en outre acquis au contact de la presse une culture pratique selon laquelle le dispositif photographique était considéré comme un outil. Quant aux images, elles étaient conçues de façon nécessairement plus dénotatives qu’expressives, plus orientées vers la saisie que vers la critique ouverte des protocoles qui étaient, eux, réputés être d’une insoupçonnable neutralité mécanique et fonctionnelle.
Mais cette posture diffère radicalement de celle des artistes qui ont, dès le début des années 1980, adopté la photo pour matériau. Eux n’abordent pas la photo du point de vue de l’information, de la communication, de la mission de témoigner des événements du monde. Leurs repères puisent dans une culture nourrie des arts moderne et contemporain qui n’ont cessé, au cours du XXe siècle, de critiquer et de déconstruire les pratiques et les œuvres, notamment les rôles esthétiques et idéologiques du cadre, ou les situations et tailles des œuvres dans l’espace. Pour les artistes, donc, les images photographiques ne signifient pas seulement par ce qu’elles montrent, mais aussi par tous les éléments qui interviennent dans leurs protocoles de production, de diffusion et de monstration.
Par exemple, l’artiste Armin Linke a exposé au Centre régional d’art contemporain de Sète (févr.-avril 2011) une photographie d’une vraie piste de ski installée et pratiquée à intérieur d’un vaste bâtiment. Afin d’ajouter des sensations corporelles à l’information visuelle, il a littéralement fait éclater les limites des clichés documentaires ordinaires en donnant à l’image des dimensions énormes (3,51 x 7,50 m), en la collant à même le mur, et en plaçant sa base au ras du sol de façon à créer l’illusion que l’on pouvait rentrer dans l’image et monter sur la piste. Le cliché représentait la piste de sky, tandis que l’œuvre suscitait des sensations débordant l’ordre du visible.
Tandis que certaines œuvres reconfigurent les espaces de la photographie, d’autres affrontent la dictature du temps à laquelle elle est soumise, notamment dans le photoreportage qui est sans cesse plus fortement placé sous le même impératif de faire toujours plus vite, plus près, plus direct, plus explicite, plus extrême, plus théâtral, voire plus dramatique. La vitesse et l’hyperbole visuelle: ces effets de la dictature du temps sur la pratique et les formes du photoreportage définissent un rapport stéréotypé au monde. Une manière de fermeture.
C’est précisément à l’encontre de la fausse naturalité de la posture temporelle du photoreportage, et de ses prétentions à l’objectivité, que se situe des démarches artistiques comme celle que Bruno Serralongue a adoptée à l’occasion d’un concert de Johnny Hallyday aux Etats-Unis. A l’inverse des reporters de profession, il s’est rendu au concert par ses propres moyens, sans accréditation de presse, et muni d’une lourde chambre photographique de studio totalement inadaptée aux conditions du reportage. Aussi est-il arrivé en retard, à contretemps de l’événement, sans autorisation d’en photographier l’épicentre, et ralenti dans son action par le poids de son matériel…
Mais le protocole artistique ainsi conçu a miné la tyrannie du temps tel qu’il s’exerce sur la photographie de presse, jeté le doute sur la notion d’«instant décisif», et sur celle même d’événement. En se plaçant délibérément hors-temps et hors-champ de l’événement, dans ses marges, Bruno Serralogue a pu librement en capter les effets et résonnances sociaux, politiques et humains auxquels la machine médiatique est restée sourde et aveugle.
Autre façon de faire dériver artistiquement le document: la série «Esclavage domestique» de Raphaël Dallaporta. Dans des cadres de format moyen se juxtaposent deux parties d’égale dimension: à droite, une photographie volontairement banale de façade d’immeuble; à gauche, le texte d’un témoignage d’une employée africaine, à chaque fois différente, qui a dans cet immeuble été réduite durant de longs mois à l’esclave par ses employeurs aisés — lesquels, finalement poursuivis par la justice, n’ont écopé que de très modérées sanctions…
Par delà leur dimension explicitement sociale et morale, les œuvres procèdent à une sévère critique de l’impuissance informative du document photographique qui bute sur la surface des choses, et reste aveugle à la réalité (en l’occurrence dramatique) qu’elles recèlent.
Pour surmonter cette sorte de cécité que lui vaut un trop fort attachement aux apparences, la photographie a ici besoin de texte, là de protocoles esthétiques particuliers, ailleurs de mises en espace singulières, et souvent d’infinis alliages avec d’autres matériaux et d’autres pratiques. Ce n’est qu’en sortant des carcans du document canonique, de la fausse naturalité et universalité de ses protocoles, que la photographie acquiert une force signifiante. Briser les cadres et dilater les temps, bousculer les protocoles pour ouvrir les regards et déverrouiller les stéréotypes visuels: «Il y a donc bel et bien quelque chose à construire, note Bertolt Brecht, quelque chose d’artificiel, de fabriqué» — et non quelque chose à simplement enregistrer!
André Rouillé.