Berlin serait-elle la nouvelle Babel dans sa version non destructrice, terre d’accueil des artistes du monde entier, patrie au cosmopolitisme fécond où les identités culturelles cohabiteraient sans s’annuler les unes les autres ? Une utopia moderne, sorte de société artistique idéale ?
Tel est le questionnement induit par « Phoenix vs Babel », exposition polyglotte — sur les dix artistes participants résidant à Berlin, seuls deux ont la nationalité allemande —, organisée dans le cadre de la saison européenne et qui a tout de la commande officielle, en cela qu’elle nourrit une fiction politique déjà ancienne : l’existence d’une Europe des arts. Et si elle prétend mettre en lumière, autour de la symbolique de l’oiseau de feu qui renaît de ses cendres, « la rémanence de signes culturels forts, capables de traverser l’histoire et la géographie et braver les modes artistiques » ; si elle interroge le potentiel des pratiques contemporaines à « mixer les époques et les genres » dans l’héritage babélien de la diversité, elle rend compte (avant tout) de l’installation d’une communauté internationale d’artistes dans une capitale européenne et nous offre un aperçu de cette association — qui tient autant du fantasme que d’une réalité historique.
Sur fond de mythologie universelle, donc, les œuvres présentées fonctionnent sur le mode du syncrétisme et d’une intertextualité appliquée à l’art. Elles intègrent, tour à tour dans leur processus de fabrication et d’énonciation, des éléments culturels du passé, iconographies et langages, signes et traces, références et citations. Dans l’œuvre de Sophie-Therese Trenka-Dalton, le taureau ailé Lamassou, figure protectrice caractéristique de l’art assyrien du premier millénaire avant J.C, trône au sommet d’un panneau publicitaire, transformé en logo par une société assujettie à la marchandisation et à la communication. Une colonne cannelée antique lui fait face, élément central de l’installation de l’artiste portugais Leonor Antunes, qui isole le vocabulaire stylistique de l’architecture pour questionner la notion de poids, de mesure, d’échelle, de décor et le rapport de l’homme à l’espace, aux objets. Son A Part Considered in Relation to the Whole, stricte définition du mot « proportion » en anglais, transforme les éléments structurels en un langage abstrait et tire des verticales, horizontales, sphères, une sorte d’essence formelle, un « suprématisme » en trois dimensions.
Partout, l’on retrouve des références explicites à l’histoire de l’art mixées à des réalités contemporaines, populaires ou triviales, comme chez Mathew Hale où les reproductions d’œuvres se mêlent aux collages et aux coupures de journaux. En guise de Babel psychotrope, les enceintes audio de Saâdane Afif s’empilent en une construction qui rappelle Le Corbusier tout en suggérant la « montée » de drogue des ravers, déjà implicite dans le poème mural du hall d’entrée commandé par l’artiste au critique d’art Judicaël Lavrador. « On est perché si haut, en pleine montée, que le ciel étoilé, que le ciel étoilé, est à notre portée, est à notre portée » chantonnent les lettres multicolores, traduction psychédélique du mythe babélien.
Au centre de la première pièce, avec l’ironique Trash de Wolf von Kries, le fameux rhombohèdre de la Mélancolie de Dürer fait office de poubelle. Ce symbole érudit lié au néoplatonisme et figurant, entre autres, le passage du carré à la perfection sphérique, a déjà été détourné dans le passé par Claudio Parmigiani ou Dominique Blais et Cecile Babiole (Doom, 2006-2008). Ici, le polyèdre irrégulier perd définitivement ses lettres de noblesse par un procédé de vulgarisation et de neutralisation des plus efficace.
Car cette permanence (nostalgique) souligne paradoxalement le déclin des utopies — celle du modernisme en art et en architecture avec Mladen Bizumic ? — et le danger des dérives civilisatrices. Sculpté sur le mur en lettres d’argent, le Simorgh de Timo Nasseri véhicule une symbolique contradictoire. Si le mot persan renvoie au phoenix de la mythologie iranienne, c’est aussi le nom d’un missile, signe que la destruction est une constante humaine au même titre que l’instinct de conservation. Phoenix versus Babel, un équilibre précaire.
Saâdane Afif
— Pop (Babel), 2008. Adhésif holographique, 3.5 x 148 cm
— Mekkatek, 2007. Tirage photographique noir et blanc sur papier baryté contrecollé sur aluminium, encadrement bois, verre anti-reflet, 90 x 60 cm
Leonor Antunes
— A Part Considered In Relation To The Whole, 2007. 2 colonnes en bois, cuir, fil de pêche, fil à coudre, filet de pêche, lampe en bois. Dimensions variables
Robert Barta
— Studio Visit, 2007. Vieux porte-manteaux, manteaux de fourrure, morsures de castor. Dimensions variables.
Mladen Bizumic
— Le Corbusier vs Mies van der Rohe, 2007-2008. 14 cadres. 22 x 30 cm.
— Sister Cities Of Babel, 2008. Livre.
Jean-Pascal Flavien
— Sci-Fifilm, 2007. Fichier numérique. 7’45’’. Son stéréo
— Viewer Correspondence, 2004. Crayon rouge sur papier. 24 x 32.
— Maison rouge, 2004. Crayon rouge sur papier. 24 x 32.
— House = Dino, 2004. Crayon rouge sur papier, 24 x 32.
Mathew Hale
— « Page 124 Of Milk Miriam? », 68.6 x 68.6 cm. 2007
— « Page 189 Of Miriam Divorcee », 68.6 x 45.7 cm. 2008
— « Page 180 Of Miriam Divorcee », 68.6 x 154.3 cm. 2008
— « Page 22 Of Miriam & William », 102.9 x 102.9 cm. 2008
— « Page 48 Of Die Neue Miriam », 102.9 x 68.6 cm. 2008
— « Page 93 Of Miriam Divorcee », 68.6 x 102.9 cm. 2008
— « Page 121 Of Miriam Divorcee », 45.7 x 68.6 cm. 2008
— « Page 195 Of Die Dunklere Miriam », 45.7 x 30.5 cm. 2008
— « Page 110 Of Mrs. Gillray », 45.7 x 30.5 cm. 2008
— « Page 150 Of Miriam Divircee », 45.7 x 30.5 cm. 2008
— Tilson Winner (with love Dieter Rot), 2008. Technique mixte, Dimensions variables,
Timo Nasseri
— Simorgh (Phoenix), 2008. Sculpture, Technique mixte. 260 x 95 x 23 cm