. Ce qui était indicible et impensable basculait soudain dans l’ordre des conceptions admises et revendiquées.
La France avait déjà connu, hors de l’art, de semblables reconfigurations du dicible et de l’indicible. Notamment celle qui avait abouti à la légitimation de discours racistes qui s’étaient répandus de façon sourde et feutrée avant de se banaliser. Alors que durant l’après-guerre le racisme avait été inavouable, s’était ainsi ouverte une époque où les racistes petits et grands, organisés ou non, pouvaient l’être sans complexe, sans ne plus même avoir besoin de recourir à la moindre précaution oratoire, au tristement commun «Je ne suis pas raciste, mais…»
A l’approche du nouveau millénaire, à un moment où la «lepénisation des esprits» faisait sournoisement son œuvre, Jean Baudrillard et ses émules ont donc rendu possible à certains d’être ouvertement ennemis de l’art contemporain comme d’autres pouvaient être racistes: sans complexe, sûrs du bien fondé de leurs positions, dans une totale méconnaissance de l’objet de leur haine ou de leur mépris, et… avec cet avantage de ne pas risquer de sanctions pénales!
Il ne s’agissait pas d’un discours critique, mais d’une posture d’exclusion et de méconnaissance, assurément de panique devant un univers inconnu et immaîtrisable de formes, d’attitudes et de valeurs.
Autant une critique sévère et argumentée de telle œuvre, tel artiste, tel événement, telle pratique, ou même de telle dérive de l’art, aurait été légitime, et doit être menée sans relâche, autant les adversaires coalisés ou non de «l’art contemporain» le condamnaient, et le condamnent toujours, dans sa globalité, sans distinction. L’art qu’ils fustigent est sans œuvres, ou réduit à quelques stéréotypes d’œuvres, c’est un ensemble de valeurs et de postures inouï;es qui font vaciller l’équilibre fragile de leur univers. C’est une menace qu’ils doivent conjurer, avec violence si nécessaire.
Il est vrai que l’art contemporain est une proie idéale pour les réactionnaires et populistes de toutes obédiences, politiques ou non.
Parce qu’il n’est contemporain qu’à la mesure de sa capacité à bouleverser, à troubler, à briser les schémas culturels établis. Parce qu’il dérange en faisant «bégayer» le regard, les stéréotypes visuels et culturels, et l’art lui-même. Parce qu’il est ouvert sur les devenirs, et que l’innovation permanente, qui est sa condition, irrite les nostalgiques du passé, ou les paniqués du nouveau. Parce que les œuvres, dont la plupart constituent de véritables césures visuelles, parlent aux yeux et à l’esprit comme dans une langue étrangère, incompréhensible pour qui ne l’a pas apprise. Parce que l’art contemporain est l’expression de l’imagination sans contraintes, de la création sans limites, face au monde morne et rigide de la vie ordinaire. Parce que, surtout, la pensée artistique constitue une alternative menaçante à la rationalité organisatrice du monde «réel». Parce qu’enfin toutes ces raisons autorisent certains à penser que les œuvres contemporaines sont socialement inutiles, toujours trop coûteuses pour la société.
Il ne s’agit évidemment pas, dans une attitude qui serait symétrique à celle de ses détracteurs, de louer aveuglement l’art contemporain. Ni de suggérer qu’il échapperait à la condition des activités humaines, car les œuvres modestes sont certainement plus nombreuses que les grandes, et la proportion des suiveurs plus élevée que celle des novateurs.
Il s’agit toutefois de constater que l’art contemporain est, en tant que personnage culturel, la cible d’une pensée d’exclusion aveugle de type raciste. Et de déplorer que des auteurs et penseurs comme Jean Baudrillard, Jean Clair, mais aussi Régis Debray, se soient laissés aller à un rejet brutal et systématique, dont l’histoire a mille fois démenti la pertinence et ridiculisé les tentatives depuis les pitoyables assauts dont l’Impressionnisme a été la cible à ses débuts.
Ces postures de mépris et de dénigrement de l’art contemporain continuent à se propager dans l’ensemble du tissu social et du spectre politique. Après les organes d’extrême droite ou de droite (Le Figaro, 12 nov. 2005), c’est au tour de L’Humanité (3 mars 2007), le quotidien du Parti communiste, de faire écho au populisme anti-art contemporain en publiant dernièrement un article dans lequel Jean-Luc Chalumeau s’en prend au travail de Thomas Hirschhorn avec autant de violence et de mépris que d’incompréhension. L’auteur, ânonnant Baudrillard, se surpasse en répétant que les amateurs d’art contemporain sont «ceux qui, par snobisme, ne veulent pas savoir qu’il n’y a décidément rien à comprendre».
Le drame de ces affirmations prétentieuses qui gangrènent la pensée, et pénalisent la France sur la scène internationale, réside dans cette erreur, réinstallée dans le discours par Baudrillard, selon laquelle il n’y aurait rien à comprendre dans les œuvres d’art contemporain. Alors que c’est évidemment le contraire. L’art contemporain de chaque époque produit sur le monde un savoir irréductible qui doit être accueilli, assimilé, et bien sûr critiqué. Les artistes ne sont ni des clowns, ni de grands enfants, ni des artisans du non sens.
Bien au contraire. Ils passent leur vie à inventer des formes et des matériaux pour produire des vérités sur le monde et en capter les forces. Pour ouvrir les choses, en extraire des visibilités, des «évidences» qui, sans l’art, resteraient inaccessibles.
L’art contemporain n’est pas un divertissement, ni une activité facultative dont la société pourrait sans dommage se passer. C’est une activité double — «autonomie et fait social» (Theodor Adorno) — qui, face aux énoncés et aux discours, face à la rationalité langagière, constitue un autre versant du savoir : celui des visibilités.
On comprend alors l’indécence des propos de ceux qui ne cessent de fulminer contre l’art contemporain et contre tout ce qui le concerne, en premier lieu contre les Frac (Fonds régionaux d’art contemporain) qui font encore l’objet, trente ans après leur création, d’attaques imbéciles — aussi régulières et mensongères qu’injustes.
La dernière en date, contre laquelle proteste à juste titre Platform (Association nationale des directeurs de Frac), nous vient d’Alexandre Adler, cette sorte d’intellectuel de média qui, faute de produire une œuvre, semble se satisfaire de parler péremptoirement de tout devant un micro.
La retranscription de l’intervention d’Alexandre Adler (voir ci-dessous) suffit pour mesurer la puissance d’analyse et le niveau de compétence de cet expert multicarte dont les propos tissent, de stéréotype à stéréotype, un discours d’extrême populisme à l’encontre de l’art contemporain. Et cela au micro de France Culture, sans réaction de la part du présentateur de l’émission, et avec l’acquiescement de Marin Karmitz dont l’on croyait pourtant qu’il avait, dans le cinéma, témoigné de son engagement en faveur de la création vive.
Curieuse engeance… Est-ce un malheureux concours de circonstances, ou un condensé de l’état de la culture en France, de cette «exception culturelle française» qui rencontre manifestement beaucoup de difficultés à sortir des discours politiques convenus.
André Rouillé.
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David Lynch, Untitle, sans date. Feutre sur papier. 7,6 x 7,6 cm. Courtesy Fondation Cartier, Paris. Copyright David Lynch.
Lire :
— Le Figaro, 12 nov. 2005. Dialogue Jean Clair/Régis Debray
— L’Humanité, 3 mars 2007, Jean-Luc Chalumeau, «L’art contemporain est-il une imposture?»
— Intervention d’Alexandre Adler à France Culture, et réponse de Plateform