Pierre-Évariste Douaire. Votre deuxième exposition personnelle, à la galerie Xippas, vient cloturer quinze ans de pratique. Pour l’occasion, Jean-Yves Jouannais vous consacre un catalogue monographique, alors faîtes-vous partie de ces artistes uniques et comiques à la fois, en un mot êtes-vous «idiot»?
Philippe Ramette. Je ne crois pas, car sinon, je pense que je serais présent dans son livre L’Idiotie (Beaux Arts, 2003). Mais avec Jean-Yves c’est une longue histoire qui a commencé peu de temps après ma sortie de la Villa Arson. Il a été un des premiers critiques à écrire sur moi quand j’étais à la galerie Art Concept. Depuis le premier article, paru dans Art Press, au début des années 1990, en passant par le catalogue qu’il a écrit en 1995, une amitié est née. J’aime l’idée que l’on suive un travail sur une longue période, il m’a semblé logique de demander à Jean-Yves de faire, sous la forme d’une conversation informelle et personnelle, ce catalogue édité par la galerie.
Je vois moins d’objets que lors du précédent vernissage. Vos «prothèses» ont laissé plus de place à la photographie, est-ce un choix ?
J’ai eu envie d’affirmer certains points qui étaient déjà présents dans la précédente exposition. J’avais envie de présenter mon travail sous des angles bien précis. Les objets sont absents des photographies, plus exactement ils sont dissimulés, invisibles à l’œil. Mais il ne faut pas oublier que ma démarche part des objets. La base de mon travail ce sont les objets, mais je préfère dire «prothèses». Dans cette série ils sont cachés, c’est ça le paradoxe. En aucun cas il ne s’agit d’abandonner l’objet. J’avais depuis longtemps envie de donner suite à mes Prothèses de dignités/indignités (1995). Je voulais poursuivre dans une veine qui se serait intitulée les «prothèses à gestes». Le résultat de cette réflexion ce sont les photos, elles sont toutes empreintes de contemplation. En parlant d’elles on peut parler de «prothèses à attitudes».
On peut voir aussi, un petit film qui montre comment vous vous harnachez à un arbre, pour les besoins de la prise de vue de Promenade irrationnelle, avez-vous le besoin d’expliquer les coulisses des photos ?
Je voulais, pour cette seconde exposition, dévoiler la lourdeur technique et matérielle que nécessite une prise de vue. Le film permet au spectateur de comprendre la complexité technique des dix photos accrochées. Cet exemple unique lève le voile sur une photo, et donne une clé de lecture pour les autres travaux.
Vos photos empruntent beaucoup à l’imaginaire cinématographique. Le renversement du bas et du haut, la chute, sont présents dans le cinéma, et cela depuis le muet. Buster Keaton symbolise ce cinéma des pionniers. On retrouve dans vos photos ces décalages cinématographiques.
Ces références ne sont pas intentionnelles, par contre, être comparé à Buster Keaton ne me dérange pas, cela me fait plaisir. Alors que j’avais le projet d’une pièce où je devais faire semblant de mimer une escalade (l’astuce consistait à renverser l’objectif), j’ai vu un vieux Monthy Python qui jouait cette scène. Ce qui m’intéresse dans les deux cas, c’est le décalage qui est provoqué. Cadrer ou regarder différemment c’est faire le pari d’expérimenter le monde. J’aime confondre le rationnel et l’irrationnel, faire coï;ncider l’un dans l’autre. J’aime les paradoxes de mes objets et j’aime les retrouver dans mes clichés.
Vous êtes un poète la tête dans les nuages, comme le Voyageur de Friedrich ?
J’assume la référence à Caspard David Friedrich, elle a été systématique pour un grand nombre de photos à partir de 1995. C’est vrai que le Voyageur devant la mer de nuages a été un modèle pour ces clichés. Je revendique cette filiation. À cette époque, j’ai conçu des objets proprement décalés. En les plaçants dans un univers très XIXe siècle, je renforçais et multipliais ces décallages. Ils devenaient aussi exotiques que ce que l’on pouvait trouver dans les cabinets de curiosités.
Le Zarahoustra de Nietzsche est un livre du parcours. La pensée chemine, se perd, trébuche. Il lui arrive même de tomber comme le symbolise le danseur de corde. Ce personnage est une figure incontournable de la chute, il est proprement «icarien». Je vois entre lui et vos autoportraits du vide, des points de comparaison. Peut-on vous voir comme un artiste funambule, comme un danseur de corde avant la chute ?
Pour ce qui est de la figure du danseur de corde je ne sais pas. Lors du vernissage, on me parlait de L’Envol d’Yves Klein, de ce plongeon dans le vide. Mais cette idée du saut est absente de mon esprit. Ma démarche est une attitude contemplative. L’idée forte consiste à représenter un personnage qui porte un regard décalé sur le monde, sur la vie quotidienne. Dans mes photos je ne vois pas d’attirance pour le vide, mais la possibilité d’acquérir un nouveau point de vue.
Vos prothèses et vos harnais fonctionnent comme des propositions, elles sont pour le corps-cobaye autant des contraintes que des machines à imaginer. Votre inimitable costume joue-t-il ce rôle de corset, de tuteur ? Dresse-t-il votre corps comme le dirait Foucault ?
J’ai du mal à voir dans mon costume, un carcan.
Pourtant, malgré toute la poésie de votre démarche, on ne peut s’empêcher de voir dans vos prothèses des instruments de conditionnement du corps ?
Les Modules à structurer les foules, Les Espaces de culpabilité ne sont pas à prendre au pied de la lettre. Il faut garder de la distance vis-à -vis de ces objets. Il faut se rendre compte de l’absurdité des propositions. Les objets servent de point de départ à des micro-fictions.
J’ai toujours associé vos Plongeoirs à une chute inévitable…
Oui mais le Plongeoir n’est jamais accessible au public. Il est une tentative d’élévation, il est plus un acte mental qu’un geste physique. Tous mes objets sont des processus de pensée. Mes objets ne recherchent pas la douleur. Il faut moins tester mes objets que s’y projeter. Ils fonctionnent comme des miroirs pour l’âme, d’après la formule consacrée.
Vos prothèses font peur, elles évoquent parfois des instruments de torture.
Les objets présentés ne prennent jamais en compte la notion de confort. Le spectateur doit lui-même imaginer l’objet. Je présente l’ossature des objets au public. Ce sont des esquisses d’objets. Les objets présentés sont des points de départ au même titre que les dessins. Les sculptures doivent être considérées à travers la finalité qu’est la photo. Les prothèses ne sont que des outils, elles sont aussi importantes que leur fonction mais pas plus, d’ailleurs elles n’apparaissent pas sur les photographies : elles sont nécessaires mais invisibles.
J’évoquais le cinéma comme archétype du renversement. Le burlesque et la comédie se jouent du vide. Ce cinéma des toits et des corniches, peut-on le relier aux balcons des peintres, je pense à Manet entre autres ? Vos Balcons à vous, sont-ils redevables de ces deux histoires ?
Le Balcon reprend les références que vous évoquez. Il est une métaphore de la vie. Ce parapet contemplatif tente de faire abstraction des douleurs et des contraintes de la vie. Le premier balcon était une contemplation décalée, il pointait le nez sur une pelouse ou lieu de regarder le ciel. La série des Balcons est à part dans ma production, elle comprendra en tout une demi douzaine de photos prises autour du monde, le tout étalé sur une vingtaine d’année. Cela m’oblige à prendre mon temps et à voyager. Je veux intégrer à cette œuvre des notions de temps et de déplacement. Entre la première et la dernière photo, j’aurai changé physiquement.
Quelle leçon tirer de cette exposition ?
J’ai terminé les dernières photos mi-janvier, donc c’est encore trop neuf pour y voir clair. Par contre, le catalogue permet de revoir tout mon parcours. Je suis très content de sa parution, c’est un outil très utile qui me permet de survoler des choses passées ou oubliées. C’est un moment important pour moi, même si je n’en tire pas encore un bilan.