ART | INTERVIEW

Philippe Lelièvre

Philippe Lelièvre est comédien, auteur, metteur en scène, enseignant et producteur. Mais cette pluridisciplinarité est toujours mise au service de sa passion du jeu. Comédien généreux, il n’hésite pas à prendre des risques en privilégiant l’outil de l’improvisation se remettant alors toujours en question d’une performance à l’autre.

Lorraine Alexandre. Votre carrière est très éclectique, vous travaillez pour le théâtre, le cinéma, la télévision et la radio. Mais à bien vous regarder dans ces différents exercices, vous semblez plus épanoui sur scène. Le théâtre est-il votre espace privilégié?
Philippe Lelièvre. Oui, le théâtre c’est mon enfance, c’est surtout ce par quoi j’ai commencé dans une petite salle des fêtes, de la banlieue parisienne. J’aime le théâtre, j’aime la scène, Tout a commencé après avoir été au cirque. Comme les enfants veulent être pompier, je voulais être clown. L’idée de partir sur les routes m’enchantait. Prendre une roulotte, voyager, monter le chapiteau, faire rire les gens de ville en ville, quel bonheur. Je suis profondément attaché au spectacle vivant, avec un amour tout particulier pour la scène de théâtre. Tout le monde peut faire du cinéma, tout le monde ne peut pas faire de théâtre. Je ne sais pas si c’est cela qui me motive, mais c’est l’objet d’une réflexion que je n’aurais pas forcément eu il y a trente ans.

Et pourtant cette ouverture est aussi une démarche en soi, n’est-ce pas? Est-ce une façon d’exploiter l’ensemble d’une palette, ne surtout pas se spécialiser? Comment pensez-vous cette ouverture?
Philippe Lelièvre. Si je peins, je pense qu’il est important d’avoir différentes couleurs sur ma palette. J’aime les mélanges. J’ai envie de surprendre, quitte à me tromper. C’est en essayant, en expérimentant, que l’on crée. On peut se révéler aux autres et à soi-même en inventant plutôt qu’en se répétant. C’est pour cette raison que je suis éclectique. Être éclectique c’est survivre. On peut toujours être idéaliste en voulant jouer uniquement les plus beaux textes dans les plus beaux théâtres avec de magnifiques costumes, mais ce n’est pas réaliste. Dans les faits, il faut pouvoir se diversifier, faire de la mise en scène, écrire, ou encore faire de la radio.

Avez-vous une vision hiérarchique de vos activités? Par exemple, que vous apporte une participation à un jeu télé en tant que comédien? Ce pluralisme dessine-t-il une gamme de rapports et de plaisirs différents?
Philippe Lelièvre. Si demain je n’avais plus de travail du tout, j’irais pointer à l’usine ou ailleurs. J’ai trois enfants, une famille, comme toutes personnes, gagner sa vie est un impératif. Il existe des plaisirs différents, qui sont parfois des passages obligés. Accepter d’intervenir dans un jeu télé, c’est faire son travail d’acteur autrement, c’est aussi dans les moments difficile l’occasion d’être rémunéré.
J’ai fait des publicités, par nécessité mais aussi avec plaisir. Parfois la nécessité apporte le plaisir. Si on ne prend pas de plaisir en faisant les choses, on les fait mal. Je dis souvent à mes élèves: vous ne serez pas toujours là où vous souhaitez être artistiquement, quand vous y êtes, faites-le bien. L’idée est de rester curieux et ouvert.

Vous ne vous limitez pas aux espaces traditionnels pour faire vos représentations. Vous avez notamment déclaré vouloir jouer Givré (pièce seul en scène sur laquelle nous allons revenir) dans une prison. Est-ce un moyen de se remettre en question en se mettant dans un contexte peu familier? Est-ce un moyen également de multiplier les différentes formes de contacts avec des publics éclectiques?
Philippe Lelièvre. Ce sont les différents contacts avec des publics éclectiques qui m’intéressent. Il est vrai que jouer dans une prison a quelque chose de terriblement impressionnant. Aller à la rencontre de ces personnes enfermées et essayer de leur donner une vision de la vie, un moment de plaisir et de les faire rire m’enthousiasme. L’acteur doit pouvoir jouer devant tout le monde. Vous venez de me poser la question, alors j’y réponds, mais je ne cherche pas à faire savoir que je joue dans une prison, c’est vraiment ma nourriture personnelle. Lorsque le 31 décembre 2010 à la Cigale, je donne une représentation de mon spectacle Givré au bénéfice de l’Association Mécénat chirurgie cardiaque, je suis obligé de passer par la télévision pour en parler, mais j’aimerais ne pas avoir à le faire pour que cela reste mon histoire.

Au-delà de votre pratique de comédien, vous êtes également auteur et metteur en scène. À quel moment avez-vous commencé? Etait-ce une suite logique dans votre parcours professionnel ou un besoin, en quelque sorte, de prendre les rênes en main, ne pas toujours dépendre du travail des autres?
Philippe Lelièvre. En effet, j’aime bien ne pas toujours dépendre du travail des autres, mais c’est aussi très agréable de se mettre à la disposition de quelqu’un quand on est acteur. La rencontre avec un metteur en scène est essentielle. Avec lui, vous construisez le personnage et vous prenez conscience du sens qu’il va donner à l’œuvre. Mais je ne pourrai pas vivre cette seule expérience. J’ai envie d’être un électron libre, de toujours chercher un ailleurs.
Rester passif en attendant que le téléphone sonne est une vision caduque du métier d’acteur. C’est pourquoi, dans les moments difficiles, il est indispensable de s’ouvrir à d’autres chose, dans mon cas, il y a eu, la mise en scène, l’écriture et l’enseignement. De ce passage lié à la nécessité, est né le plaisir. Mais faire l’acteur reste de loin ma préférence.

J’aime les auteurs proches de l’absurde comme Ionesco, Queneau, Tardieu, Novarina, Obaldia, c’est d’ailleurs avec «Genousie» que j’ai fait ma première mise en scène. Ensuite il y a eu Laurent Spielvogel dans un One Man Show intitulé Limite. C’était un spectacle très particulier, pas du tout classique avec de vraies inventions. Ensuite, j’ai mis en scène le Quatuor. Comme il s’agissait de musiciens, c’était très visuel et j’ai vraiment aimé travailler avec eux.
Concernant l’écriture, la faim est venue en mangeant, avec au début un exercice compliqué qui est d’écrire au quotidien pour la radio et la télévision. Ensuite est venu le théâtre, actuellement je suis en chantier avec Soren Prévost de plusieurs scénarios de cinéma. Je viens également de terminer en collaboration avec Marjorie Ascione les dialogues de la comédie musicale «Dracula» librement inspirée du roman de Bram Stoker.

Venant de l’Actor’s Studio français et de la classe libre du cours Florent, vous avez une formation solide et rigoureuse. Pourtant le grand public, si on peut l’appeler ainsi, vous connaît comme professeur d’improvisation dans l’émission Star Academy. Quel regard portez-vous sur ces jeunes gens qui pensent pouvoir faire carrière en sautant des étapes dans leur formation? Comment avez-vous vécu cette expérience?
Philippe Lelièvre. Effectivement, la classe libre du cours Florent est un concours au sein de l’école François Florent au même titre que le concours du Conservatoire. À l’époque, nous étions mille deux cents à le tenter et ils prenaient une vingtaine de personnes qui pouvaient étudier le théâtre pendant deux ans gratuitement, un point non négligeable quand on a vingt ans. J’ai donc été accepté à la classe libre où j’ai rencontré des gens qui travaillent toujours dans ce métier. Sans tous les citer, nous pouvons penser à Isabelle Nanty et Maruschka Detmers. C’était un très grand moment de formation théâtrale, parce que nous vivions en autarcie. C’est antinomique avec ce que je disais tout à l’heure, mais cette autarcie-là était magnifique. Les cours étaient chargés. Ils nous demandaient des travaux de synthèse, nous pouvions travailler sur un auteur en particulier, par exemple deux mois sur Marivaux, nous montions des pièces, c’était magique. Nous avions donc aussi un regard de metteur en scène, et nous travaillions des scènes classiques avec Raymond Acquaviva qui à l’époque était sociétaire de la Comédie Française. Cette expérience a vraiment été très riche. C’est pour cette raison que, dans les cours que je donne, j’essaye d’inciter les élèves à travailler des contre-emplois. Très vite, quand on commence dans ce métier, on est employé pour ce que l’on est, selon notre apparence naturelle. Malheureusement, il n’y a que dans le cours que l’on trouve l’occasion de travailler le vrai contre-emploi, à moins d’être une grande vedette et de décider tout à coup de basculer dans tout autre chose. Il faut donc travailler les textes qui font peur, qui angoissent, qui sont très loin de nous, cela fait partie du travail de l’acteur.

Quand on m’a proposé la Star Academy, j’ai été très dubitatif et j’ai très longtemps hésité parce que l’image est parfois plus forte que le talent ou l’envie. On a beau faire du théâtre depuis très longtemps, le spectateur voit ce qu’il veut dans ce genre d’émission. On peut être broyé dans cette immense Star Academy dont je ne connaissais même pas l’existence avant que l’on vienne me chercher, parce que je regarde très peu la télévision. Mais, après mûres réflexions, l’idée d’aller faire à la Star Ac’ ce que je faisais depuis des années à l’Ecole internationale de théâtre m’a intéressé. Mais si j’ai travaillé pour cette émission, ce n’est pas pour autant qu’elle me représente, bien au contraire. J’avais envie d’y aller pour faire découvrir et aimer le théâtre à des jeunes. D’ailleurs, les rares candidats avec lesquels je suis resté en contact continuent le théâtre et ont laissé tomber la chanson ce qui n’est pas plus mal. Mais c’est vrai que cela m’a fait beaucoup de mal parce que vous devenez soudainement le monsieur qui enseigne le théâtre à la Star Academy, vous êtes Endemol, TF1, mais je ne suis rien de tout cela. De plus, j’avais un contrat très précis qui me permettait de faire ce que je voulais. En travaillant là-bas, je n’ai rien changé à ma démarche et les personnes qui me limitent à cet emploi devraient gratter un peu la surface pour me voir vraiment. Je déteste les amalgames. Je sais que cela m’a causé du tort aux yeux de certaines personnes. Mais par ailleurs, je suis souvent arrêté dans la rue par des gens sympathiques qui aimaient l’émission. Et je trouve, grâce à cela, l’occasion de leur parler de théâtre.

Vous avez indiqué votre salaire dans la presse tout en précisant que cet argent vous permettait de produire des spectacles auxquels vous teniez. Certains de vos contrats, surtout à la télé, ont-ils pour principale fonction de vous donner une plus grande liberté artistique?
Philippe Lelièvre. L’aspect financier a son importance, non pas pour moi personnellement. J’ai des besoins assez simple, mon principal luxe, c’est une belle moto, mais je l’avais déjà avant la Star Ac’. Pouvoir obtenir une liberté artistique est formidable. On peut alors coproduire ou produire des spectacles, aider des projets à se développer. Cette liberté est essentielle et c’est à cela que cet argent a servi. D’ailleurs, pour vous donner un scoop, le salaire que j’ai annoncé est faux. Je regrette en avoir parlé parce que finalement les gens n’ont pas compris. J’ai fait du théâtre pendant des années gracieusement et j’ai le droit de le dire. En revanche, gagner de l’argent semble tabou. Je pense que c’est un problème typiquement français. Je n’ai jamais volé cet argent, c’est une rétribution. Malheureusement, aujourd’hui, si l’on tape mon nom sur internet, ce salaire est l’une des premières informations que l’on trouve. C’est là que l’on comprend qu’on a aucun pouvoir sur la façon dont les gens s’emparent d’une donnée et ce qu’ils vont en faire. J’aimerais rappeler que je fais ce métier depuis des années, je ne sors pas du chapeau d’un magicien, il faut se faire payer pour son travail et certaines structures paient mieux que d’autres. Pourtant cela ne m’empêchera pas de faire un court métrage bénévolement pendant huit jours en me déplaçant à mes frais.

Vous enseignez également à l’Ecole internationale de théâtre Béatrice Brout. Quelle place tient l’idée de transmission dans votre parcours?
Philippe Lelièvre. Elle est très importante. Je me souviens encore des professeurs qui m’ont marqué aussi bien enfant que pendant mes études théâtrales. La question est moins de transmettre un savoir qu’une envie.
L’idée d’une méthode comme référence absolue me fait peur. C’est comme un professeur qui prétend tout savoir. Je suis effrayé et fasciné par les gens qui savent tout. Ils existent? (pas de réponse)
Ma passion pour le théâtre a toujours été le moteur de ma vie, c’est donc bien elle qui est essentielle. J’ai toujours su ce que je voulais faire. C’est important de le transmettre, de donner envie. Je n’ai pas de diplôme de professeur de théâtre, mais j’enseigne depuis vingt ans. Je suis un comédien qui vient transmettre sa passion. J’ai longuement réfléchi à la question de l’enseignement, à la façon de s’y prendre, quelle clé je pouvais leur donner, quel regard je pose sur leur travail. J’aime aussi entendre ce qu’ils ont à me dire, leurs difficultés, leurs angoisses. En enseignement, j’apprends moi-même. Être en contact avec de jeunes acteurs, c’est merveilleux. Béatrice Brout la directrice de cette école est une femme très brillante, qui a une culture théâtrale inouïe. Elle a joué sous la direction de Peter Brook et se consacre aujourd’hui à la direction d’acteurs et à l’enseignement de l’œuvre de Shakespeare. C’est une école à laquelle je tiens beaucoup.

Contrairement au cinéma et à la télévision, le théâtre confronte physiquement l’acteur à la présence des spectateurs, une présence susceptible de créer une certaine énergie. La scène est comme l’interface entre vous et le public. Comment vivez-vous cette présence du public? Et, dans quelle mesure participe-t-elle à votre performance scénique?
Philippe Lelièvre. Le public est essentiel à l’acteur de théâtre quel que soit le genre théâtral. Il est encore plus présent dans la comédie car la sentence est immédiate. Dans une comédie, l’auteur écrit en prévoyant les rires et c’est donc la salle qui régit la pièce selon sa réaction. Dans un drame, les gens sont là, mais s’ils dorment nous ne le savons pas. Peu importe, nous faisons notre travail. Quoi qu’il advienne, la présence du public est essentielle. Déjà, les publics sont différents, le spectacle est vivant, c’est comme une peau, ça bouge, ça sent, j’aime le public, j’aime l’entendre, mais c’est enfoncer une porte ouverte de le dire. Tous les acteurs aiment entendre le son du public bruisser dans le haut-parleur du retour dans la loge. C’est merveilleux. Et après, on est là, on les prend, on trouve des énergies différentes puisqu’il existe des publics différents. C’est pour cette raison que j’ai beaucoup de peine avec le théâtre filmé qui n’en rend pas compte. Il fixe un soir, alors que ce soir-là on n’est ni comme la veille ni comme le lendemain. Au théâtre, le public nous donne de l’énergie, alors qu’au cinéma le réalisateur choisit une prise, un angle de vue. Je déteste aller aux projections des films dans lesquels j’ai joué car souvent je me dis que ce n’était pas très bon et au cinéma, l’image est figée pour toujours. Au théâtre, on peut se dire que l’on tentera une autre approche le jour suivant. D’ailleurs, l’acteur Kevin Kline a cette phrase que j’adore: «On dit toujours qu’au théâtre il n’y a pas de seconde prise, mais au cinéma, il n’y a pas de lendemain».

Le corps du comédien est son médium artistique. Il est donc toujours confronté aux regards. Comment l’appréhendez-vous? Et quelles sont les différences entre les regards selon que vous travaillez au théâtre, au cinéma ou à la télévision?
Philippe Lelièvre. Pour être honnête, je n’aime pas vraiment mon corps, mais quand je suis sur scène, je l’oublie. Je n’ai pas de regard sur moi. Je pourrais même être nu si la pièce le demandait, sur scène je suis complètement concentré sur le travail. Bien sûr, on peut parfois se retrouver confronté à la terrible expérience du dédoublement. Quand on joue tous les soirs au théâtre et qu’il arrive, certains jours, d’être moins en forme, on peut vivre ce moment vraiment difficile où l’on peut se voir. J’entre sur scène, je me donne à cent pour cent et je sors. J’ai pris du plaisir. Je ne m’encombre pas de considérations sur l’image que je peux rendre de moi. Au quotidien, je suis toujours en jeans et chemise. Plus je me confonds dans la foule et mieux c’est. Le corps du comédien est son outil de travail, son médium artistique dont il se sert une fois sur scène.

Le comédien a pour particularité de se confronter à la création d’un autre, d’être mis en scène. Que vous apporte cette confrontation au regard d’un autre artiste? Dans quelle mesure ce genre de confrontation peut vous porter, vous enrichir ou, au contraire, vous entraver?
Philippe Lelièvre. Selon la personnalité du metteur en scène, on peut être entravé et certains acteurs en ont besoin, alors que d’autres veulent, au contraire, êtres libérés. Chaque comédien est un instrument de musique, quand le metteur en scène souffle en nous, nous ne raisonnons pas tous de la même manière. Nous sommes différents. Je peux être entravé si je comprends à quel but précis cela correspond. Être à la disposition du metteur en scène est essentiel. C’est pour cette raison que, selon les contextes, j’ai tour à tour besoin d’être libre et corseté. Je veux savoir où va le metteur en scène. Malheureusement, bien souvent, il laisse l’acteur livré à lui-même sans clairement expliquer ce qu’il veut et nous n’aboutissons qu’à un spectacle de plus. Personnellement, je sais ce que je veux, enfin surtout ce que je ne veux pas. J’ai besoin d’être accompagné par quelqu’un qui maîtrise son projet. Bien souvent, les gens savent que je suis un improvisateur et pensent que je peux faire le travail à leur place, mais c’est faux. Il me faut un regard extérieur. C’est cela être acteur et de toute façon, il n’y a pas de secret, on se libère vraiment quand le metteur en scène est brillant. Un bon texte, un bon metteur en scène, de bons comédiens et le tour est joué. Allez-vous remplir la salle pour autant, ça c’est une autre histoire

Au théâtre vous jouez sans filet, vous ne pouvez pas faire de seconde prise en cas de problème. Est-ce là que votre pratique de l’improvisation devient une force?
Philippe Lelièvre. Oui! L’improvisation est un outil qui fait partie de «la boîte à outil» de l’acteur. Ne faire que de l’improvisation, ce n’est pas intéressant parce que c’est se limiter. Nous parlions de pluralisme tout à l’heure, rappelons que le travail de l’acteur consiste à faire de la danse, du chant, de l’improvisation, de la respiration, de la cascade, d’avoir le plus de compétences possibles pour être au service du jeu. Ce n’est pas un métier propre à la monogamie. Il est très important de pouvoir tout interpréter, être bretteur un soir, le lendemain un immense orateur et le surlendemain nous faire croire à cet homme cloué dans une chaise de paralytique. Par ailleurs, l’improvisation est vraiment un moyen de se prémunir contre les déconvenues, même dans la vie. Elle donne une grande liberté d’esprit.

Parlons de l’improvisation justement qui est très présente dans votre démarche de comédien. C’est une technique qui semble demander une grande vivacité d’esprit et capacité d’adaptation. Elle vous oblige à être toujours en mouvement d’une représentation à l’autre. La voyez-vous comme une mise en danger volontaire, un moyen de vous remettre en question et de rester concentré sur votre travail?

Philippe Lelièvre. La remise en question et la concentration, c’est certain. C’est surtout un épanouissement et une capacité, un état d’ébullition. L’improvisation est une sorte d’écriture automatique, mais qui peut posséder un revers en devenant fatigante. Mais elle reste une liberté magnifique, utile même au quotidien, par exemple, pour raconter des histoires aux enfants. J’ai fait de grosses économies de livres d’enfants! (rires). L’improvisation donne surtout une grande force d’adaptation, je peux aussi bien me mettre à la table d’un ministre qu’aller parler à des SDF. C’est formidable de pouvoir s’adapter. L’improvisateur peut être un homme politique et dans la seconde suivante se métamorphoser en pompiste. L’improvisation vous permet également d’incarner des objets, tout ce que j’aime. Je fais très bien la lampe de chevet (rires).
Au-delà de l’adaptation, la culture est essentielle, il faut savoir de quoi on parle, posséder un vivier de départ. Pour rester crédible, on doit donc passer d’un personnage à l’autre sans que cela soit troublant, même s’ils sont très différents. Certains pensent que l’improvisation permet de faire n’importe quoi, mais c’est faux. L’improvisation forme un grand cadre dans lequel nous pouvons nous mouvoir. C’est un immense tuyau dans lequel nous pouvons devenir des électrons libres. Le plus intéressant est de trouver le chemin central, le bon équilibre.

Dans votre spectacle Givré, vous êtes seul en scène pour interpréter une dizaine de personnages. Tous constituent une troupe de théâtre confrontée à certaines difficultés économiques, mais aussi à la ringardise de la pièce qu’ils doivent monter. Vous montrez alors avec beaucoup d’humour la frustration du comédien devant se plier aux réalités d’un métier difficile ouvert au compromis ainsi qu’à la gestion d’une troupe. Est-ce une façon de parler de votre métier en le lavant du glamour médiatique et en montrant le travail que cela représente ?
Philippe Lelièvre. Totalement! On croit souvent que l’on peut devenir acteur en claquant des doigts. Il faut travailler, se confronter à la réalité pour comprendre que ce n’est pas si simple. Parfois, nous sommes confrontés à de mauvais textes que l’on est obligé d’apprendre. C’est une question de professionnalisme, il faut aller au bout du travail que l’on nous confie. Bien sûr que dans Givré, je gomme ce glamour, cette «peopolisation» insupportable. Je ne vais jamais dans les soirées et les remises de prix, je les exècre. Je rappelle que le métier est parfois douloureux, combien d’acteurs souffrent de ne pas travailler ou de ne pas faire ce qu’ils voudraient. C’est pourquoi j’engage mes élèves, dès les cours, à être ensemble, à s’aider, à écrire ensemble parce que l’on est jamais aussi bien servi que par soi-même.

Dans Givré vous prenez le parti de l’épure absolue. Vous n’avez aucun décor et presque aucun accessoire. Votre costume se résume à une tenue discrète et quotidienne. Ainsi, tout le spectacle repose uniquement sur votre performance d’acteur. Ce choix de mise en scène souligne votre présence, mais aussi votre gestuelle, rien ne peut échapper au spectateur qui n’a rien d’autre à regarder. Est-ce un moyen de renforcer l’impact affectif et relationnel des personnages? Est-ce aussi une déclaration d’amour à votre métier en recentrant les regards pour mieux valoriser le corps du comédien?
Philippe Lelièvre. Oui, c’est une déclaration d’amour à mon métier. Franchement, a-t-on besoin d’artifices pour s’exprimer, surtout seul sur scène? Bien sûr, je n’invente rien, beaucoup d’acteurs le font. On peut parler de Philippe Caubère, qui pour moi est un génie. J’aime la pureté d’un décor, le minimalisme. C’est pour cette raison que je ne me suis pas encombré de mille détails inutiles. La pièce est écrite ainsi selon la technique de l’improvisation qui ne permet pas de faire soudainement apparaître un bureau ou la place de la Concorde. Tout est inventé, tout est dans le corps, donc ce travail implique ce résultat.

Vous êtes en train d’écrire un nouveau spectacle reprenant les personnages de Givré. Allez-vous utiliser la même structure, toujours seul en scène? Allez-vous enrichir et multiplier les facettes de la psychologie des personnages? Allez-vous conserver son esprit critique?
Philippe Lelièvre. Je vais conserver son esprit critique. Je réfléchis encore, je pense à la possibilité de remonter dans le temps pour montrer la rencontre des personnages. Ou alors, tout à coup faire disparaître quelqu’un. C’est encore ouvert.

Le comédien est l’un des artistes les plus difficiles à définir. Par nature polymorphe, nous le retrouvons dans différents rôles, différents contextes qui ne permettent pas d’identifier avec certitude ses obsessions et les enjeux de sa démarche artistique. Créer une continuité vous permet-il d’approfondir votre démarche? Est-ce un moyen de dessiner un parcours cohérent pour mieux vous situer et entretenir un lien avec le public ?

Philippe Lelièvre. Oui, cela crée un lien cohérent dans le travail, mais aussi avec le public, qui peut m’identifier à ce spectacle bien que toute la France ne l’ait pas vu. J’aime aussi l’idée de retourner dans une troupe. Je n’ai pas choisi ce métier pour me spécialiser dans les pièces de théâtre «seul en scène», car il s’agit bien d’une pièce et non d’un «One Man Show». J’ai fait Givré pour répondre à un désir précis, bien qu’après avoir vu Philippe Caubère sur scène, je me sois dit qu’il valait mieux rester chez soi, parce qu’à mon sens il avait atteint la perfection. Quand je choisis de reprendre le concept de Givré, je réponds encore à une envie. Je ne me dis pas que le public doit voir la suite, pour l’instant je me concentre sur l’écriture du spectacle. Il existe depuis longtemps et je me dis que les gens seraient peut-être séduits de voir les personnages auxquels on s’attache après une heure quarante sur scène et savoir où ils vont aller ou alors, où ils étaient avant, pourquoi ils se sont rencontrés.

Pour résumer, Givré est-il le spectacle qui en apprend le plus sur vous en tant qu’artiste?

Philippe Lelièvre. Je ne suis pas capable de répondre à cette question. Il faudrait la poser aux spectateurs, leur demander: «si vous connaissez un peu cet acteur, ce spectacle vous apprend-il quelque chose sur lui?». J’ai fait des choses différentes au théâtre. En tout cas j’essaie de transmettre volontiers tout ce que je peux avec plaisir. Je laisse au public le choix de dire ce qu’il en pense: si je donne beaucoup ou pas assez, à quoi cela leur fait penser, quel a été mon parcours, s’il me préfère là ou dans d’autres registres. Après, j’aime Givré comme j’aime d’autres formes de spectacles. À la fin, je trouve que le seul en scène est bien tant que l’on est sur scène justement, mais ensuite, on se sent un peu triste dans la loge. Je n’ai pas envie de m’enfermer dans la solitude, je ne veux aucune forme d’enfermement. J’ai envie d’ouvrir, comme en improvisation, on ouvre des portes tout le temps, on dit toujours oui.

Quand on dit que le comédien est un artiste difficile à définir, finalement, être comédien, c’est un état. On peut observer une hiérarchie artistique assez étrange, autant le danseur a besoin de danser tous les jours sinon il n’est pas productif, alors que l’acteur peut être paresseux et rester devant sa télé ou lire. Mais, c’est aussi dans ces moments-là que l’acteur apprend. Allez prendre un café, allez regarder les gens dans un square, les enfants dans un parc, allez à l’Assemblée Nationale pour comprendre comment les gens fonctionnent. Je me sers beaucoup de mes yeux. Il faut pouvoir observer la gestuelle des gens pour se la réapproprier. La gestuelle est essentielle dans la création du rôle. À chaque fois que j’aborde un personnage, très vite je m’approprie un objet ou un vêtement. Par exemple dans La Surprise de l’amour de Marivaux, j’ai très vite répété avec des vieux godillots à moi et un bonnet gris qui n’avait plus de forme. J’ai besoin de cette approche. Au final, Robert Fortune le metteur en scène a gardé ces deux éléments dans le costume. C’est ma technique personnelle, un outil de travail.

Ma volonté en tant que comédien, c’est de laisser une trace et de faire ce métier jusqu’au bout. Je me suis souvent confronté à une certaine ambiguïté dans ma démarche. Je ne veux pas vraiment être connu. J’aime à la fois être à l’avant-scène tout en ayant envie de me préserver. Ce n’est pas évident pour un acteur de le dire. Je suis tout aussi extraverti que pudique. C’est une posture complexe et paradoxale typique du comédien.

Beckett écrit: «Nous naissons tous fous, quelques-uns le demeurent» c’est pour cette raison que ma pièce s’appelle Givré! Je le demeure.

 

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