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Philippe Durand : dérives

Philippe Durand photographie l’ordinaire des rues pour mieux mettre l’accent sur les contradictions du monde moderne. Autocollants sur des pare-brise de voitures, enseignes, panneaux publicitaires, graffitis forment une collection de symboles urbains qui nous livrent une réalité crue de notre environnement.

— Éditeur(s) : Paris, 779 / Paris, Société française de photographie
— Année : 2001
— Format : 17 x 22 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs
— Page(s) : 63
— Langue(s) : français, anglais, allemand
— ISBN : 2-914573-02-3
— Prix : 19 €

Extrait

Dérives
par Pascal Beausse

Il y a une méthode Philippe Durand. Une méthode qui n’a rien de systématique, et encore moins de scientifique, puisque c’est celle d’un artiste qui examine de manière empirique les réalités contemporaines en ayant recours à la représentation photographique, à l’heure de son obsolescence. Au cours des années 1990, il a parcouru des villes et des territoires urbanisés, en faisant quelques allers-retours à la campagne. De Barcelone à Bruxelles, de Champclause à Odessa, de Pans à Cahors, de Los Angeles à Nice, il a relevé des indices faibles : des traces de vernaculaire résistant à la banalisation urbanistique, des archaï;smes s’infiltrant dans les symboles de la modernité, des signes de l’appropriation de la ville par l’individu. Pour produire des images dialectiques, où le passé se cristalliserait dans le présent en compressant les signes de temporalités historiques hétérogènes. Il a ainsi réalisé des portraits de villes, qui doivent autant aux Paysages urbains de Walter Benjamin qu’aux recherches psycho-géographiques de Ralph Rumney. Son attitude correspondrait à celles, hybridées, d’un ethnographe observant le monde industriel contemporain, d’un voyageur explorant l’espace de la post-modernité, d’un touriste dont l’objet ne serait pas de reproduire les images des cartes postales mais de regarder juste à côté, là où le décor se craquelle. À chacune de ses incursions dans le réel, Philippe Durand résiste à la mise en fiction d’un monde qui serait déréalisé par l’artificialisation et l’uniformisation rampantes.
Son activité n’est réductible ni à la critique ni à l’illustration. Il s’agit bien plutôt de jouer avec les différents régimes de représentation disponibles pour proposer l’image mosaï;que d’une situation particulière. Ses photographies semblent résulter d’une prise de vue rapide, dans une saisie visuelle souple, comme des snapshots. Il n’en est pourtant rien, tant son art n’a en commun avec la street photography qu’une pratique de l’espace urbain, mais qui y instille la dimension supplémentaire du jeu. Il ne s’agit pas de mettre en œuvre une esthétique de la trouvaille, mais bien plutôt d’exercer une extrême attention à des choses labiles, insignifiantes, des traces de vie et d’individualités qui ne se laisseraient pas enclore par la norme. Philippe Durand aurait ainsi quelque affinité avec Gabriel Orozco et sa conception de la photographie comme une boîte à chaussures : un emporte-pièce prélevant dans le réel une configuration ready-made. C’est la dimension sculpturale de la photographie qui, à la suite de Brassaï; et Dali. désigne l’accouplement d’un parcmètre et de plantes vertes, d’un buisson et d’un tuyau comme autant d’éléments d’une statuaire de trottoir, résultant d’une dimension créatrice improbable.
S’il procède bien à des formes multiples d’enquêtes au sein de l’espace social, Philippe Durand n’envisage pourtant pas son travail comme relevant d’un art d’investigation au sens strict, avec la portée analytique et la dimension politique que ce dernier supposerait. Car s’il est une politique pour ses photographies, c’est bien celle d’une érotisation du réel. Le monde y est saisi dans toute sacomplexité organique. Le végétal lutte avec l’asphalte. le pollen s’allie avec une plaque d’égoût. On est alors bien loin des lois, règlements et statistiques. Philippe Durand ne prétend aucunement décoder le réel, mais plutôt le ré-encoder en le faisant passer par cette perception singulière. Photographiés, des graffitis tracés dans la poussière d’une vitrine ne peuvent dire que l’énigme offerte au passant par leur auteur anonyme. Il ne s’agit alors pas pour l’artiste de prétendre en dégager une verité monolithique mais au contraire d’amplifier cette illisibilité.
On pourrait dégager plusieurs catégories d’images au sein du corpus constitué par Philippe Durand. Parmi celles-ci, après les sculptures involontaires, de choses modernes aux années nonante jusqu’à doigts, pollution. Il y aurait des images réfléchies : des pellicules de réel apparaissant à la surface de lunettes arrières de voitures et de vitrines de commerces désaffectés. Sur ces improbables miroirs se rencontrent des autocollants fatigués et du blanc d’Espagne, des images publicitaires de corps modélisés et des automobiles. Le reflet est utilisé comme technique de collage instantané. Pour ces images, il pratique un régime de vision hallucinatoire, par la scrutation obstinée d’un pan de réalité, au plus près des choses.
Philippe Durand sait ce qu’il doit à Raymond Hains, autant pour l’acuité du regard posé sur un environnement urbain en perpétuelle mutation que pour les assemblages de séquences de mots ou d’acronymes qui, à la faveur de l’entremêlement de lettres manuscrites et de signes publicitaires, produisent des poèmes trouvés en filiation lettriste. Cadrés par l’artiste, la plaque d’entrée d’un immeuble, l’écriteau de la fleuriste, la devanture du traiteur ou la vitrine du pharmacien constituent autant d’éléments d’une poétique de l’ordinaire. Invraisemblable, farfelue, résistant aux modes, ni nostalgique ni moqueuse, cette école poétique rassemble des bataillons de peintres en bâtiment et de publicitaires, insufflant dans la vie quotidienne des bouffées narcotiques : elle s’appelle Everblue et je l’aime.
Ce modeste ré-enchantement du monde n’a rien de démiurgique, mais dément efficacement toutes les tristes promesses d’une standardisation ennuyeuse de nos cadres de vie, qui résulterait de la compulsive invocation du « moderne » par les hommes politiques. Philippe Durand développe un échange symbolique constant avec le réel, en restituant cette inintelligibilité du monde, sa joyeuse absurdité, et en procédant à son amplification. L’art n’a pas aujourd’hui à s’opposer frontalement au réel : il doit au contraire le frôler, dériver dans la société de l’information, opposer à la froideur numérique de l’ère néo-libérale un comportement ludique-constructif. L’œuvre photographique de Philippe Durand invente cette écologie du regard, hyper mental.

L’artiste

Philippe Durand, né en 1963, est diplômé de l’école nationale des Beaux-Arts de Lyon. La pratique photographique est la colonne vertébrale de son travail, qui débouche aujourd’hui sur des pratiques sculpturales, littéraires ou filmiques. Réunis au gré du hasard ou du jeu, les signes et les objets familiers du décor urbain, comme autant de collages trouvés, fournissent le matériau d’images fidèles au hors champ de notre conscience. Philippe Durand parvient ainsi à conserver la fragilité de traces pourtant rétives à la représentation, opérant une manière de ralentissement moderne.

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