Certains ont découvert l’univers de Philippe Découflé lors des étonnantes Cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux Olympiques d’hiver d’Albertville en 1992, une évidente french touch très loin des pompeuses (et ennuyantes) cérémonies officielles habituelles – la poésie, l’imagination joyeuse et les surprises associant danse contemporaine, arts circassiens et exubérance des costumes, des accessoires et des utilisations de toutes les dimensions de l’espace étaient au rendez-vous. La Cérémonie d’ouverture fut l’une des pièces les plus longues de Découflé. D’autres sont entrés dans sa danse l’année suivante avec le clip chorégraphique Le P’tit Bal (composé sur la chanson C’était bien de Bourvil), une formule ramassée réunissant deux interprètes assis derrière une table en plein champ pour des jeux de mains et de visage. Les Nouvelles Pièces Courtes du chorégraphe se situent entre ces deux univers. Et comme son nom l’indique, cet opus est une série de pièces plus ou moins brèves qui s’inscrit dans la continuité du travail de Découflé – et plus précisément de ses Petites Pièces Montées (1993).
Découflé écrit la danse comme d’autres écrivent un recueil de nouvelles. Ici, cinq séquences, clairement identifiées et séparées par des jingles visuels dansés, allant du trio initial à un septuor humoristique et enjoué sans être jamais endiablé. On commence dans une ambiance intimiste, qui pourrait résonner vers la métaphysique (le double filmé du trio, qui s’inscrit en haut de l’espace, n’est-il pas, éventuellement, un écho non matériel de ce qui est en bas, à moins que ce qui est en bas ne reflète ce qui est en haut ?). On finit avec un voyage déjanté au Japon plein d’espiègleries (et parfois de choses entendues), dont l’unique ressort est l’humour et le plaisir d’être là et de partager. De l’un à l’autre, une heure trente et cinq petits mondes qui se regardent chacun pour lui-même – si l’on avait le choix, on mettrait sur pause un moment comme on poserait son recueil de nouvelles, on irait boire un verre, enverrait un texto, irait faire une marche…, et on reviendrait voir la suite un peu plus tard pour découvrir la nouvelle histoire au gré des pages suivantes.
Les ingrédients qui ont fait la marque de fabrique de Philippe Découflé sont là , qui depuis les JO d’Albertville ont fait naître le mot « découflerie » comme une AOC pour sa compagnie DCA, une signature faisant référence à la rencontre inhabituelle entre le monde de la danse contemporaine, du cirque, du cinéma et de la création exubérante et colorée de costumes. Mais la pâte commune reste la danse contemporaine, intégrative par excellence et par définition. Ainsi, les prouesses acrobatiques – un saut périlleux sur un piano droit par exemple – ou contorsionnistes sont parfaitement intégrées à une dynamique dansée faite d’organicité et de fluidité. Le public ne s’y trompe pas : s’il applaudi à la fin de chacune des pièces, il reste « muet » à chacun des numéros, car se ne sont précisément pas des numéros, et c’est sans doute là la réussite de Découflé de ne pas juxtaposer mais d’intégrer et de créer un langage tout à la fois pluriel et un, unique : le sien. Le son, les rythmes, les chants, les musiques (sauf quand c’est l’orchestre baroque qui joue) et les images vidéos sont produites et mixées en direct : tout émane du mouvement et le démultiplie, jusqu’à créer trois voire quatre espaces visuels. Il y a la scène, les écrans au-dessus, le reflet du sol encore plus haut sur d’autres écrans (où les danseurs sont têtes en bas et pieds en l’air), et il y a la délicieuse séquence du « trou dans la glace » avec le danseur généreux (par ses formes) dont le torse nu s’extrait du sol muni d’une paire de jambes de demoiselle. Avec la Théorie des Cordes, la science contemporaine évoque les dimensions cachées, enroulées de l’espace, et ajoute depuis Einstein le temps comme autre dimension : Découflé nous donne d’expérimenter ce que pourraient être ces dimensions enroulées, entremêlées, interdynamiques et sonores autant que temporelles ou spatiales.
Le tout est au service de l’humour et de la poésie. La séquence avec la création d’un rideau de tulle blanche généré par simple projection de lumière et vivant une joyeuse tempête alors qu’une danseuse est comme balancée par les vents sur son trapèze en arrière-fond, cette séquence est particulièrement réussie. Il y a aussi une poétique se dégageant de la scénographie simple – des battants de bois laissant passer lumières colorées ou danseurs au gré des séquences. Une poétique des chants, des atmosphères rythmiques et musicales. Mais surtout une poétique des corps en mouvement, ancrée sur le respect de l’unicité de chaque interprète. Quand on assiste à un spectacle de Découflé, à celui-ci tout du moins, on se sent relié à certains fondamentaux de la danse moderne et contemporaine, qui en font sa beauté et sa force.
Une poétique, cela signale que l’on n’est pas là pour un simple divertissement. Une poétique, cela suggère et donne à sentir que l’on est nourri plus en profondeur. Et si l’humour était alors une porte pour percevoir ce niveau d’être plus profond – que d’aucuns appellent l’âme ? Et si l’humour était une porte pour ouvrir cette dimension de soi à recevoir sa vraie nourriture, la Beauté et tous ses échos ? Et si …