Si on ne décèle dans le show au titre parfait (Désir) aucun des défauts habituels de cet artiste que le monde entier nous envie (longueur, langueur, scénographie réduite aux gadgets), on n’y trouve malheureusement pas, non plus, le moindre commencement d’une idée proprement chorégraphique. D’où notre déception, et même notre frustration — voir de magnifiques corps pendant une heure quinze ne suffit pas encore à nous émoustiller. Nous sommes devenus des conditionnels de Philippe Decouflé. Pourquoi ?
Parce que, sans doute, les numéros du Crazy n’avaient nul besoin d’être dépoussiérés, leur formule, longuement mise au point après guerre (à partir de 1951) par Alain Bernardin, étant parfaite parce que singulière, paradoxale, artistiquement audacieuse, mêlant ce qu’on appelle de nos jours le burlesque (l’effeuillage à prétention esthétique), une ou deux routines du music-hall et surtout une toute nouvelle conception de l’éclairage de scène — apparemment, avant Alwin Nikolais.
Aussi parce que tout ici a été lissé et qu’on ne retrouve aucune des aspérités de Philippe Decouflé, qui a, qu’on le veuille ou non, ce côté frenchy un peu agaçant qui hésite entre le pire (le rétro-parigot populo à la Arletty ou à la Jean-Pierre Jeunet) et le meilleur (Charles Trenet, Jean-Paul Gaultier), entre les trognes (Christophe Salengro) et les interprètes distinguées (Pascale Houbin), entre l’opérette de quatre sous et l’attraction pour Vegas, entre le bricolo sympa genre Pieds Nickelés et la mécanique parfaitement huilée à la Busby Berkeley.
Qu’on ne vienne pas nous dire que les exigences (tradition, codes, canons de beauté discutables) de la part de la direction du Crazy étaient telles qu’elles ont étouffé la créativité du chorégraphe, puisque l’artiste, par définition, crée dans la contrainte. Philippe Decouflé a probablement manqué de temps, d’argent ou de peps. La preuve : tous les passages en vidéo (réalisés avec l’aide de Rada) qui servent de transition ou d’interludes au spectacle sont excellents. Mais on ne vient pas au cabaret pour voir du réchauffé.
Le spectacle débute fort (par le tableau classique des girls déguisées en Horse Guards) et a un finale et un semi-finale (numéro juste avant l’entracte) convaincants. Pour le reste, on est sevré en matière artistique (idées, trouvailles, gags visuels). Et le numéro de claquettes est interminable, laborieux comme un vieux sketch des Godwyn Follies, démodé comme une scène des Marx Brothers.
Ce qui aurait pu et dû être parfait ne l’est pas. Le solo sur la Crise manque de folie dans la mise en scène comme dans les courbes, chiffres et signes projetés en surimpression (que les incrédules aillent voir un jour le Datamatics de Ryoji Ikeda !). De même, les effets de « motion capture » (écho gestuel, rémanence graphique, playback visuel) sont un peu légers. Un seul effet comique pendant toute soirée — l’époussetage des corps photographiés par une soubrette ivre de champagne dit « de Paris », comme si Reims ou Epernay n’existaient pas ! —, cela peut paraître mesquin.
Les numéros décollent rarement (il est vrai que la hauteur de la scène ne le permet pas) : la belle acrobate s’emmêle les pinceaux dans ses cordages tendance SM, sans aucun effet de surprise, sans rebondissement, sans dénouement, si l’on peut dire. Le numéro de la femme léopard se traîne un peu beaucoup.
Quelques bonnes surprises, si l’on cherche à être objectif, comme ce tableau où les filles tombent le masque et sont en cheveux et apparaissent pour la première fois uniques en leur genre, comme dans la vraie vie. Les ombres chinoises sont, comme toujours, efficaces, rassurantes esthétiquement, comme un générique de James Bond période Swinging London. De même, le chorégraphe fait découvrir la voix d’Antony (celui des Johnsons, pas Richard) aux touristes en goguette, ce qui part d’un bon sentiment. Il fait faire un saut qualitatif aux effets lumineux et passe du carrousel de diapos Kodak de Nik à la vidéo HD en super-cinémascope…