PHOTO | CRITIQUE

Philip DiCorcia

PMuriel Denet
@12 Jan 2008

A Storybook Life oscille entre le portrait d’une époque (Evans) et l’autobiographie (Goldin). Mais sans aucune certitude - le soupçon est ici érigé comme mode de perception -, ni pathos. L’impersonnalité du regard, l’absence de légendes, rendent ces histoires flottantes, et appropriables à volonté.

Note. Le présent texte n’est pas illustré parce que l’artiste refuse que ses images paraissent sur internet. C’est son droit, nous le respectons. C’est le nôtre de regretter ce genre de position de principe, et de déplorer le peu de cas qui est fait des lecteurs qui ne connaîtraient pas les images du maître…
AR.

A Storybook Life est une longue frise de soixante-seize images de petit format. Flanquée de quatre des séries qui ont fait la renommée de Philip DiCorcia, elle offre une vision éclairante sur l’ensemble de l’œuvre, exclusivement photographique, et sur la posture singulière de l’artiste. Jouant de l’ambivalence du médium, entre document et fiction, jusqu’à la duplicité, le «style documentaire» de ses instantanés du quotidien en est quelque peu perverti. Entre mise en scène aux apparences de document, et saisie d’un réel intégralement fictionnalisé, le doute s’installe.

Hollywood. Aux débuts des années quatre-vingt-dix, DiCorcia paie – le prix d’une passe -, pour poser dans le cadre qu’il a choisi et apprêté, des prostitués qui font le tapin sur les boulevards de la ville mythique du cinéma. Cela donne une série de portraits nocturnes, en plan large, où le modèle semble s’absenter en lui-même. Une sorte de temps faible, d’attente et de solitude, accompagné d’une froide légende signalétique, qui mentionne nom, âge, et prix du prostitué-modèle.
DiCorcia dilapide ainsi une bourse d’État octroyée à la condition sine qua non de ne pas produire d’images obscènes. Dans un climat d’homophobie latente, la réponse aux velléités de censure de l’ordre moral est sans appel, et s’il y a obscénité, pour DiCorcia, c’est bien celle du devenir marchandise des êtres et de leurs relations.

A priori moins subversives, les séries Streetwork, Heads et Two Hours.
La foule urbaine – celle qui ne circule pas en limousines climatisées – y devient tout autant le sujet que la matière des images. DiCorcia a littéralement gelé le dispositif de la Street Photography. À la mobilité du photographe en quête de motifs photographiques dans lesquels il se projetait s’est substituée la fixité d’un dispositif qui crée sa propre perturbation dans le flux urbain, et impose aux passants une confrontation subreptice.
Le photographe s’efface derrière un cadre cinématographique, d’aplomb, au point de vue assez bas, large (Streetwork), ou serré en gros plan (Heads). Et Two Hours ressemble à une série d’arrêts sur image du flux humain s’écoulant à un carrefour de la Havane, pendant la durée d’un film.

Un peu à la façon des captures aléatoires sur les trottoirs de Chicago par Evans, dans les années quarante, DiCorcia retient dans son cadre des instantanés fortuits. Des éclairs de flash y désignent les élus anonymes pour briller sur le devant de la scène, en même temps que leur isolement devient palpable et pathétique. Un instant décisif fabriqué, en quelque sorte, qui subvertit toute prétention documentaire : la lumière artificielle modèle les apparences, transfigure des anonymes en héros, et la vie en épopée cinématographique.
C’est pourtant aussi une invitation à se perdre dans les méandres de ces fils invisibles qui nouent et dénouent les corps et les regards sur les trottoirs d’une ville planétaire, dont Thomas Struth a par ailleurs planté le décor.
Mais, est-ce l’effet répété de sidération, qui saisit ces héros éphémères autant que le spectateur ? Cette symbiose paroxystique de la photographie et de la ville semble annoncer son propre épuisement.

Serait-ce de ce constat qu’est né A Storybook Life ? La série se compose d’images au statut parfaitement indécis, puisqu’elles proviennent des archives de l’artiste accumulées au cours des dernières décennies. Par discrètes correspondances visuelles ou anecdotiques, sur fond de trame narrative incertaine, leur montage n’est pas sans rappeler celui de American Photographs, la série fondatrice de Walker Evans, qui libérait l’image photographique du cadre conventionnel qui l’autonomisait, et la rendait ainsi disponible aux agencements et combinaisons sérielles.
Mais, depuis Evans, le monde s’est rétréci. Le terrain des opérations s’étend, au gré des pérégrinations de l’artiste, de Ventura à Hartford en passant par Los Angeles, Berlin, New York ou Laguiole. Naples ressemble à Singapour, même saturation de couleurs, signes, et rebuts. Des personnages apparaissent, disparaissent, meurent. Les enfants grandissent. La vie, quoi. Mais l’impersonnalité du regard, l’absence de légendes, rendent ces histoires flottantes, et appropriables à volonté. A Storybook Life oscille, entre le portrait d’une époque (Evans) et l’autobiographie (Goldin). Mais sans aucune certitude – le soupçon est ici érigé comme mode de perception -, ni pathos : une vie sans accroc, dans un monde globalisé, banalisé, et lisse, jusque dans ses déchets.

Philip DiCorcia
— A Storybook Life, 1975-1999. 76 tirages couleur. 42,5 x 52,8 cm.
— Two Hours, 1999. 11 tirages couleur. 76 x 102 cm.
— «Hollywood» (série aussi intitulée «Hustlers»), 1990-1992. 76 x 101 cm et 51 x 61 cm.
— Ike Cole, 38 Years old, Los Angeles, California.
— Mike Miller, 25 Years old, Allentown, Pensylvania.
— Ralph Smith, 21 Years old, Ft. Landerdole, Florida.
— Roy, in his Twenties, Los Angeles, California.
— Ronce Di Gaetano, 28 Years old, Glendale, California.
— Tod Brooks, 22 Years old, Denver, Colorado.
— Brend Booth, 21 Years old, Des Moines, Iowa.
— Mickael Johnson, 19 Years old, Dallas, Texas.
— Jerry Imel, 18 Years old, Wichita, Texas.
— Streetwork, 1993-1997. 76 x 101 cm chaque.
— Naples, 1996.
— Los Angeles, 1997.
— Hong Kong, 1996.
— Los Angeles, 1997.
— Berlin, 1998.
— Tokyo, 1998.
— London, 1997.
— Tokyo, 1994.
— New York, 1998.
— London, 1996.
— Naples, 1995.
— New York, 1993.
— Los Angeles, 1998.
— «Heads», 2000. 122 x 152,5 cm chaque.
— Série #1 à #24.

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