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Petites Soupes froides

De petites phrases simples, sortes de notes de journal intime, pour donner, l’air de rien, avec distance, ses impressions sur un certain milieu de l’art contemporain. Sa plume, légèrement trempée dans une encre diluée d’acide, sait rendre l’ennui d’un vernissage où l’on ne connaît personne…

— Éditeur : Éditions de l’Olivier, Paris
— Année : 2003
— Format : 20,50 x 14 cm
— Illustrations : aucune
— Pages : 134
— Langue : français
— ISBN : 2-87929-373-1
— Prix : 15 €

Moi aussi
par Hélèna Villovitch (pp. 113-115)

Il fallait que je fasse la connaissance un jour ou l’autre de Valérie M. C’est Patrick B. qui nous présente à la lecture d’Olivier C., mais ça pourrait se passer n’importe où, n’importe quand.

Dès la première rencontre, il est constaté de part et d’autre que nous avons énormément en commun.

Quand elle m’appelle pour me demander de lui raconter un souvenir d’enfance, je n’en suis pas étonnée. Je connais son travail. Elle filme les gens pendant une minute, guère plus. Ils racontent un événement bizarre de leur vie. Pas forcément bizarre, d’ailleurs. Ce qui est intéressant, c’est la manière dont Valérie M. les filme.

Je dois aller chez elle demain matin, en évitant de porter du rouge ou des rayures. Comme je lui demande pourquoi, elle m’explique qu’à l’image, les rayures créent des interférences, et que le rouge a tendance à baver.
Tous les personnages de mon film À ma place sont vêtus de rouge ou placés devant un rideau rouge. Est-ce que ça bave ? Oui. Un peu.

Après avoir choisi le souvenir que je vais raconter à Valérie, je m’entraîne chez moi, devant un miroir.

moi :
L’été, j’allais en vacances à la montagne avec ma mère et mon petit frère. C’était à Saint-Laurent-du-Pont, un village dans les Alpes. À l’époque, tout le monde avait entendu parler de Saint-Laurent-du-Pont parce que, en 1970, il y avait eu un incendie dans une discothèque qui s’appelait le Cinq-Sept. Les jeunes gens qui étaient à l’intérieur n’avaient pas réussi à sortir et il y avait eu cent quarante-six morts. Nous logions dans une pension de famille et nous allions toujours dîner dans le même restaurant. Un soir, un serveur s’est adressé à moi. Il m’a dit qu’à une autre table il y avait le groupe Il était une fois en train de dîner, et que je pouvais aller embrasser la chanteuse, Joëlle. Moi, je ne connaissais pas du tout la musique de ce groupe, mais tout le monde trouvait que je devais aller voir cette Joëlle, alors j’y suis allée, accompagnée par le serveur. Elle était très gentille, mais je ne savais pas du tout quoi lui dire, j’ai inventé que je voulais devenir chanteuse, moi aussi, quand je serais grande. Par la suite, j’ai découvert la musique d’Il était une fois et ça m’a plu, en particulier une chanson qui s’appelait J’ai encore rêvé d’elle. Quelques mois plus tard, la chanteuse Joëlle est morte.

J’arrive chez Valérie M. et c’est bien plus beau que chez moi. Elle travaille avec du vrai matériel. Elle a acheté pour ce tournage un tissu d’un gris spécial qu’elle place derrière moi.

Je lui raconte mon souvenir et ça lui plaît. Elle pense que je devrais terminer au moment où je dis à la chanteuse Joëlle que je veux devenir chanteuse. On tourne une fois, deux fois. Valérie M. propose que je donne moins de précisions sur l’incendie du Cinq-Sept, parce que ça complique l’histoire. Du coup, le truc est plus court, plus simple. À chaque nouvelle prise, je deviens un peu plus la créature de Valérie M.

Je dois rejouer ma scène au moins dix fois, puis on fait une pause. Valérie M. est intéressée par les raisons que j’ai pu avoir de dire à Joëlle que je voulais être chanteuse alors que ce n’était pas vrai. je n’ose pas lui avouer que j’ai inventé ce souvenir d’enfance pour lui faire plaisir à elle, Valérie M.

On tourne encore une dizaine de fois. Valérie M. aime choisir parmi de nombreuses prises celle qu’elle conservera.

Nous nous embrassons avant de nous quitter et je lui dis que, plus tard, j’aimerais bien être artiste, moi aussi.

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions de l’Olivier)

L’auteur
Hélèna Villovitch pratique la peinture, le graphisme, la photo et le cinéma expérimental. Elle a publié Je pense à toi tous les jours et Pat, Dave & moi.

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