Rien ne semble déroger au train-train quotidien du Point éphémère et à l’animation de sa terrasse-restaurant en bord de canal, si ce n’est la discrète affiche rouge annonçant le festival et les va-et-vient répétés entre le bar et l’étage où ont lieu la plupart des spectacles. Sur cinq soirées, les treize « petites formes », de trente minutes chacune, se succèdent à partir de 18h à un rythme régulier. On pioche dans le programme comme dans un menu à la carte, en quête de curiosités chorégraphiques à se mettre sous la dent. L’ambiance est décontractée. Et il n’est pas rare de retrouver dans les gradins les chorégraphes-interprètes précédemment sur scène, encourageant les échanges spontanés et informels entre auteurs et spectateurs.
Au cœur de cette profusion, plus ou moins inventive, où la vidéo et la musique s’affirment en protagonistes à part entière — mais surtout la parole, qui infiltre constamment les corps en une nouvelle grammaire hybride — certaines proposition sortent du lot. On retiendra ici deux noms : Aina Alegre et Françoise Féraud, deux femmes chorégraphes, deux personnalités artistiques comme on les aime, sans appartenance visible à un champ ou un courant, sans héritage ni esthétique manifestes, joliment à la marge. Chacune à leur manière, elles habitent la scène d’une présence brute, asséchée du pathos qui pourrait être justement reproché à d’autres, et repoussent avec habileté les frontières autocentrées du solo, cette « petite affaire privée » où le corps a (trop souvent) tendance à s’épancher.
Avec sa Maja desnuda dice — on pense au nu éponyme de Goya, femme désirante et désirée plus en chair qu’en peinture —, Aina Alegre convoque toute une mythologie féminine par l’intermédiaire d’une série de gestes simplement incarnés sur scène. Elle « rejoue » les postures archétypales du cinéma fantastique ou de la sculpture baroque, victime agonisante ou dévote transfigurée, et en révèle le potentiel chorégraphique, le jeu entre tensions et relâchements. Réunis dans le même espace-temps, décontextualisés, ces mouvements subissent une transformation de substance. L’iconographie dévoile sa symbolique pesante et son érotisme déguisé, puis s’en défait progressivement. Le corps seul subsiste, pour une circulation d’énergie pure.
De son côté, Françoise Féraud, campée derrière une table couverte d’objets hétéroclites — cafetière de la marque Bodum (qui a donné son nom à la pièce), bouilloire, feuilles blanches éparpillées — nous entraîne dans un récit surréaliste, cadavre exquis où le geste se joint au mot pour fabriquer la danse. Recyclant sur scène une matière collective (bouts de textes piochés au hasard, mouvements et objets proposés par une quarantaine de chorégraphe), ce « solo à plusieurs » génère des situations drôles et surprenantes. Le sens se brouille en une suspension poétique. Et on ne se lasse pas de cette présence rieuse, complice, qui irradie de simplicité et d’autodérision, et semble s’amuser autant que nous de la tournure insolite que prennent les événements. Au centre de son théâtre singulier, Françoise Féraud règne toute en retenue et crève le plateau.