Pour la deuxième séquence de l’exposition «Petites compositions entre amis», l’espace de la galerie gb agency — où ne subsistent de l’assemblage d’œuvres initial que les discrets transferts muraux de Ryan Gander —, s’offre temporairement à trois modalités de manipulation et de déconstruction narratives.
Dominique Petitgand investit à son habitude le matériau sonore en disposant au sol quatre haut-parleurs qui diffusent des micro-récits d’actions banales et quotidiennes, confiés à la première personne et au présent par quatre proches de l’artiste: «Je parle, je mange, je dors, je traîne / je joue, j’essaye, je pense / je saute / je saute à cloche-pied / je saute d’un plongeoir, maintenant je tombe / je tombe dans l’eau / je suis sec / je me lève / je marche / j’ouvre une porte».
Cette pièce sobrement intitulée Je, comme signe annonciateur du caractère à la fois intime et universel de son propos, est le résultat d’un découpage et d’un montage de précédents enregistrements. Traversée de réminiscences, de renvois et de rebonds, la boucle sonore ainsi composée, sans début ni fin, et au cœur de laquelle les interstices de silence entre les paroles jouent à plein, déploie un rythme singulier et une temporalité éclatée.
Une subtile exploration de l’imaginaire sonore en réaction au primat du visuel, qui invite à l’élaboration d’un paysage mental dans l’esprit du spectateur-auditeur.
Il faut toutefois noter que les haut-parleurs, en tant qu’objets émetteurs fonctionnant comme points d’accroche de l’écoute, constituent un indice révélateur de la nature dématérialisée toute relative du médium sonore. De par leur positionnement et leur orientation, ils participent directement à l’opération de spatialisation du son et soumettent au public un parcours déambulatoire.
En somme, ce dispositif acoustique transpose la présence et l’échelle humaines en une sorte d’évocation en creux de l’installation Prendre la parole de Christian Boltanski, actuellement présentée à la galerie Marian Goodman.
Un autre genre de musique sérielle, lié aux images cette fois, émane du travail d’animation de Robert Breer. Ses deux anciens films diffusés à proximité, Jamestown Baloos (1957) et Fuji (1974), viennent rappeler, s’il en est encore besoin, combien l’artiste américain est un digne héritier des expérimentations fougueuses des dadaïstes et des pionniers du cinéma abstrait des années vingt (Viking Eggeling, Hans Richter, Walter Ruttman).
Conçus notamment à partir de la technique d’animation du rotoscope, ces films développent un télescopage étourdissant de formes, de lignes, de dessins et d’images découpées. De multiples associations naissent de ce ballet composite, à la fois haletant et fluide, drôle et critique. Le rythme et le mouvement s’y affirment expressément comme les données fondamentales guidant l’œuvre entier de Robert Breer depuis près de cinq décennies. Sa capacité d’innovation continue est mise ici au service de la création d’une nouvelle expérience filmique, qui sonne tel un véritable défi lancé aux conventions du cinéma et au continuum narratif.
C’est à une semblable mission que se consacre le cinéaste et critique britannique Peter Watkins (1937), grand pourfendeur du spectacle aseptisé des productions télévisées et audiovisuelles, qui livre un long témoignage dans une vidéo de l’artiste lituanien Deimantas Narkevicius.
Les deux hommes, qui se sont liés d’amitié en Lituanie (pays de l’ancien bloc soviétique où Watkins a choisi de s’exiler suite aux censures et à ses déboires financiers rencontrés outre-Manche par ses films engagés), partagent de nombreuses préoccupations: établir des passerelles entre l’histoire personnelle et collective, interroger la forme filmique et son pouvoir manipulateur, insuffler du subjectif dans le genre documentaire, ou encore revisiter le traitement officiel des faits culturels et historiques.
Le film de Deimantas Narkevicius, The Role of a Lifetime (2003), illustre parfaitement cette méthode par la combinaison de trois éléments disparates. Outre l’interview de Peter Watkins, dont la voix suggère une chaîne narrative, les images de la vidéo alternent entre une séquence de dessins du paysage lituanien, décrivant notamment un parc à thème Gruto Park, bâti autour de sculptures du réalisme socialiste d’après-guerre, et des scènes de films amateurs tournées dans les années soixante à Brighton.
Ce procédé de montage libère différentes strates de lecture mêlant les temporalités. La confrontation de représentations visuelles codées, telles que le dessin académique ou la bande-souvenir amateur, avec les réflexions théoriques et biographiques de Watkins, débouche sur une mise en procès du réel par le biais de l’outil documentaire, dont Narkevicius s’emploie à démasquer l’aspect fictionnel et falsificateur.
A ce stimulant programme de réflexion sur les mécanismes de perception viendront tout prochainement s’ajouter des propositions de Roman Ondak, Alban Hajdinaj et Prachya Phinthong.
Robert Breer
— Jamestown Baloo’s, 1957. Film 16 mm transféré sur DVD.
— Fuji, 1974. Film 16 mm transféré sur DVD.
Ryan Gander
— Hergé’s realisation, 2003. Tranfert sérigraphique de 6 couleurs (12 x 40 cm ca).
— WMe, me, me, this world was made for men but not me, 2004. Transfert sérigraphique d’une couleur.
Deimantas Narkevicius
— The Role of a Lifetime, 2003. Film vidéo Betacam SP transféré sur DVD.
Dominique Petitgand
— Je, 2004/2005. Installation sonore pour 4 haut-parleurs.