Depuis belle lurette, Michèle Ettori et sa compagnie Vialuni tentent de faire connaître et partager le contemporain en Corse, pays de tradition s’il en est, dont les habitants sont plus volontiers chanteurs que danseurs. La danseuse se situe dans cette mouvance de la danse « libre » qui va d’ Isadora Duncan à Anna Halprin, Simone Forti, Steve Paxton et les post post-modernes. Les stagiaires font leur miel et leurs gammes de notions telles que la gravité, le poids du corps, l’équilibre, le rythme, le relâchement, le jaillissement, qu’ils explorent, analysent, éprouvent physiquement, à partir de propositions – de suggestions plus que de directives – de la maîtresse de cérémonie. La séance débute en douceur, les danseurs étant allongés sur le dos. On respire au ralenti, on prend conscience des recoins du corps par où passe l’influx nerveux qui gouvernera les mouvements à venir.
Petit à petit, on passe en détail quelques gestes simples, élémentaires, d’abord esquissés, puis effectués avec assurance et fermeté. On tend l’extrémité des orteils et, à partir d’un geste tout ce qu’il y a de plus anodin comme celui-ci, on fait vibrer le corps entier. On relève les genoux, on enroule le dos avant de pivoter légèrement, on rabat une jambe sur le côté, puis l’autre, on laisse totalement se dérouler le geste. Viennent ensuite des reptations, des flexions, de petits sauts debout. On fait appel à un partenaire chargé d’accompagner les rebonds, de jouer avec le corps de l’autre comme avec une balle (le « ballon » étant un terme très ancien du vocabulaire de la danse), d’aider à l’« élévation », d’amplifier l’impulsion et la propulsion. La fonction de « porteur » trouve ainsi sa vraie justification. On combine les gestes en duo, puis ceux accomplis trois par trois. Des corps siamois marchent de guingois, à la limite du déséquilibre ou de la rupture (on retrouve ce contact des épaules dans une pièce de Trisha Brown des années 1970). On se laisse chuter lourdement, en avant, en arrière, en comptant bien être rattrapé au dernier moment par ses compères…
Puis, Michèle Ettori sort de derrière les fagots un panier d’osier rempli de lourdes pierres volcaniques du cru, appartenant à un collectionneur local. On approfondit, via ces minéraux, les relations objectales. On se lance aussi, plus prosaïquement, dans la construction d’un mur. La performance proprement dite commence maintenant, à l’arrivée du public ! À la distribution des pains de pierre succède celle des tâches ou, pour parler comme John Le Carré, de la liste des « commissions ». Ces actes en puissance sont les livrets des chorégraphes actuels. La notion de « performance » — terme déjà usité en France au XVIIIème siècle dans un sens théâtral, compliqué par le concept de « happening » d’ Allan Kaprow en 1958, par celui de « détournement » développé par les situationnistes, par celui d’ « evening » utilisé par Cage et Rauschenberg dans les années 50 et 60, celui d’ « event » cher à Cunningham et par les « actions » des années 70 — conteste l’ancienne conception du « spectacle » et tout ce qui s’en suit. On a préconisé, cela ne date pas d’hier ou même de 68, la destruction de la distraction, la fin de la séparation entre les acteurs et les spectateurs, on a mis en cause le point de vue unique du prince et l’architecture à l’italienne. N’empêche ! N’empêche que les mouvements les plus quotidiens sont de nouveau stylisés, enjolivés, sacralisés, les routines transfigurées, les faits et gestes répétés et prennent une toute autre dimension, combinés et mis en scène suivant les lois cérémonielles.
Les participants se déplacent avec fluidité dans le studio, tirent parti des estrades noires préalablement installées, forment des sculptures et des tableaux vivants. La chorégraphe accélère le tempo, répète un motif — une course par exemple —, se heurte aux limites de la salle, aborde frontalement les obstacles qui se présentent à elle au lieu de les contourner. Les actions sont exécutées avec soin et intensité. La fatigue et l’exaltation aidant, une des jeunes filles se frotte méchamment la frimousse contre une pierre, ce qui écourte le finale. Le métier de danseur n’est pas sans risque…
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