Pepe Gaitan est un travailleur obsessionnel qui fréquente quotidiennement, et ce depuis plus de trente ans, les rayons et les salles des bibliothèques universitaires. Ayant suivi des études de communication sociale, l’artiste colombien n’en demeure pas moins aujourd’hui une âme quasi insondable déployant son art dans un univers sibyllin dont les clés d’interprétation nous manquent.
Le protocole artistique de Pepe Gaitan reste néanmoins tout à fait identifiable. Dans un premier temps, il choisit consciencieusement un texte qu’il photocopie et qui servira de support à ses créations. Toutefois, les critères définitifs qui le poussent à choisir tel ou tel extrait d’un ouvrage ne nous sont pas véritablement connus. S’agit-il d’un thème ou d’une problématique chers à l’artiste? D’un domaine de pensée qui le passionne? D’un auteur, d’une école ou d’un courant littéraire fétiches? Rien n’est moins sûr… Pepe Gaitan semblerait plutôt prêter une attention toute particulière à la composition de chaque page imprimée, à la structure qu’épouse le flux des phrases, aux lettres qui se répondent les unes aux autres à travers les mots qui se juxtaposent. En somme, l’artiste se rendrait attentif à une trame ou à une scansion quasi invisibles à nos yeux habitués à se focaliser avant tout sur le sens et le message que véhicule la littérature.
Ainsi, le travail graphique qu’opère Pepe Gaitan sur la page photocopiée viserait justement à mettre en exergue les réseaux souterrains qui structurent la composition des feuillets choisis. Par-là , il rature certains termes et certaines lettres, laisse parfois une consonne ou une voyelle intacte, effectue des coloriages, trace des bâtonnets, détourne certaines lettres. Il vient donc perturber le sens et la fonction initiale du texte pour faire jaillir un schéma purement visuel, dont la signification possible nous échappe. Le texte se trouve donc altéré, mais non pas à la manière d’un palimpseste, où un morceau du texte se trouve effacé et réécrit. Pepe Gaitan s’accapare ici tout l’espace littéraire: on n’entend plus que sa voix – et non pas la sienne qui se mêlerait à celle de l’écrivain original comme dans le cas du palimpseste. Chaque lettre et chaque mot se trouvent pour ainsi dire sublimés, dans le sens où leurs potentialités graphiques et esthétiques intrinsèques sont décuplées. Lettres et mots perdent en contrepartie leur portée purement linguistique. Dès lors, ils ne servent plus de référent pour désigner un objet dans le réel ou en tenir lieu. Le page photocopiée qu’investit la main de l’artiste devient alors une sorte de hiéroglyphe indéchiffrable – comme si nous ne détenions pas notre pierre de Rosette, seule capable de nous amener à la décrypter.
Mais au-delà de ce langage inconnu que nous ne saurions interpréter, l’on remarque que chaque page jouit d’une unité de ton et de composition. En effet, Pepe Gaitan choisit des gammes chromatiques cohérentes pour chacune de ses créations. Il emploie tantôt des tonalités vertes, bleues ou violettes, exécute des damiers colorés dans lesquelles s’inscrivent des blancs. Il superpose également sur les textes raturés des images découpées dont la composition fait écho à la forme nouvelle qu’il prête à la page: la tour de Big Ben, un intérieur de pièce carrelé, un mur fait de blocs de pierre, un virus aux membranes hérissées, un rapporteur, un soleil aztèque.
Si l’esprit schizophrénique de Pepe Gaitan nous barre l’accès à la logique cachée de ses œuvres ou à leur signification définitive, parions sans nul doute que chaque page constitue le chainon d’une trame spirituelle ou d’une quête intime que poursuit l’artiste inlassablement. Chaque page pourrait également se penser comme la partie d’un tout labyrinthique suivant les obsessions de son auteur, comme le plan chiffré et codé d’une matrice régissant son univers propre, ou comme une projection matérielle de son univers mental. En ce sens, certaines compositions pourraient rappeler l’étrange phrase que Pepe Gaitan aurait entendue en 1975, et qui aurait ainsi marqué un tournant dans sa vie et dans sa quête artistique: «Ne mange pas tant de sucreries, si tu ne veux pas attraper des amibes.» En effet, on remarque bien souvent que les «o» présents dans les textes photocopiés sont soit laissés systématiquement intacts (contrairement à toutes les autres lettres raturées) soit coloriés en leur centre. La lettre «o» symboliserait alors cette hantise propre à l’artiste de voir son corps grouiller d’amibes ou, au contraire, d’être enfin vierge de tout parasite interne. Certains textes semblent également à leur tour investis d’une force organique ou d’un élan vital inédit, ou bien encore rongés par une tache qui, telle une amibe se dilate et ferait gondoler le papier.
Pepe Gaitan, Sans titre, circa 2000. Stylo à bille, encre, collage, photocopie sur papier. 28 x 21,5 cm.
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