DANSE | CRITIQUE

Pénombre

PSmaranda Olcèse-Trifan
@17 Oct 2011

Tapies dans les recoins les plus intimes de l’être gisent parfois des peurs, des pulsions, des fantasmes qu’on a du mal à s’avouer. Rosalba Torres Guerrero décide de les regarder en face, de les convier sur un plateau, et livre ainsi une pièce trouble et fort déstabilisante par moments.

Un être informe, grande boule de cheveux roux, occupe l’espace vide délimité par trois écrans de projection.
Animé d’abord par une respiration lourde, étouffée, puis par des mouvements qui s’apparentent plus aux réflexes, il focalise l’étonnement et l’incertitude, un début de sensation d’inconfort également. Car la danseuse se laisse immanquablement deviner sous le poids de cette chevelure, sorte de deuxième peau qui lui pèse, entité repoussante qui la dévore — lourde, bizarre, cocasse parfois. Au fur et à mesure que la danse se délie, l’imaginaire qu’elle mobilise oscille entre l’Explosante fixe d’André Breton et un numéro d’air guitare, entre la gestuelle expressionniste de la sorcière de Mary Wigman et les rythmes rapides tout en tourbillons menaçants des masques africains.
Une technique formidable, la force de l’exécution et surtout une présence foncièrement ambiguë et inclassable, permettent à Rosalba Torres Guerrero d’embrasser tous ces registres fort disparates. Le thème de la métamorphose est au coeur de cette première création de l’ancienne interprète d’Anne Teresa de Keersmaeker et membre des Ballets C de la B. Le concept shinto obake, littéralement chose qui change, fantôme, dans le système de représentations occidental, donne tout son sens à une pièce qui devient l’écrin mouvant d’apparitions, d’incarnations, de mutations incessantes et indéfinies.
Pénombre instaure un état intermédiaire, tributaire de la danse et de la vidéo, de l’acuité du corps et de la force évocatrice des images, empreint d’un onirisme qui glisse volontiers vers le cauchemar. Les interventions du vidéaste Lucas Racasse qui co-signe la pièce, lui confèrent une grande plasticité tout en la rendant fuyante. Nous perdons facilement pied. Certes les mêmes motifs reviennent avec obstination — l’ombre d’un corps de l’autre côté de la réalité, derrière un voile d’écailles, un embryon, projeté d’abord sur le ventre nu de la danseuse, flottant ensuite, de manière souveraine, dans le liquide amniotique qui inonde les trois écrans de projection. Entre l’intérieur et l’extérieur, la frontière est délibérément floue. Rosalba Torres Guerrero mène la danse, écorchée vive, enveloppée d’images. La peau, contenant et surface, perd sa qualité tactile et si nous pouvons comprendre son intention en tant que chorégraphe, nous avons du mal à sentir où elle se situe en tant qu’interprète, décentrée, en lambeaux, présence éclatée en mille facéties: héroïne inconsolée mue par les accords d’une balade folk étrange, égérie consumériste prise dans les secousses du désir sexuel empruntant les tropes imaginés par un Philippe Découflé pour Crazy Horse.
Il est déconcertant de faire le constat d’une ascendance certaine que la vidéo prend sur la danse, tout comme dans l’échange muet de l’interprète avec la performeuse vidéo Uiko Watanabe, son alter-ego prisonnière de l’image. C’est surtout cette apparition des limbes de la mémoire atavique, troublante synthèse asexuée, qui hante l’audience. A la fin de la pièce, Rosalba Torres Guerrero disparaît sous le poids de sa propre image, vampirisée par elle.

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