Tout commence par un autoportrait, entorse flagrante au genre et pied de nez au visiteur. L’artiste s’y peint sous les traits de Pinocchio, mirant sa protubérance nasale s’allonger à vue d’œil. Il y a du mensonge dans l’air… Ou plutôt des écarts avec l’art du portrait, dévoyé.
Christophe Ruckhäberle étire le corps dans toute sa longueur, traite les articulations, les genoux, les coudes, comme des amas noueux pour composer une physionomie de pantin désarticulé. Le plasticien allemand joue ainsi avec les proportions des membres, la carnation de la peau pour que le rendu physionomique se détache des volumes géométriques usuels.
Au milieu des toiles de grand format, une odalisque impudique nous découvre sa nudité avec la lassitude poseuse des jeunes filles rangées qui ont gagné depuis peu leur liberté. Cigarette en main, elle contemple le sol de sa petite tête triangulaire. Tout son corps rose semble obéir à la même courbe, embrassant le cou et la poitrine, les jambes et le sexe d’une ligne serpentine qui affectait Proust et Bergson pour le style.
Mais de ce corps qui se donne sans voir, la tête semble presque soustraite à cette harmonie générale. Ruckhäberle l’a comme posée, petite et butée, sur cette chair trop vaste pour elle.
Ce regard baissé indiquerait-il finalement de la gêne chez cette femme libérée? Plutôt un moment d’abandon capté par le plasticien: l’exposition indique son goût prononcé pour les modèles féminins, le corsage dégrafé de préférence. Un Strip Pocker (2006) en plongée donne à voir trois filles en pleine partie de cartes. L’une est torse nu, déjà plumée par les deux autres joueuses aux visages figés d’un masque presque primitif.
L’art de Ruckhäberle tient du syncrétisme esthétique, il convoque le travail de Matisse sur l’ornementation, le jeu sur les deux et trois dimensions, l’iconographie plastique des années 60, le théâtre No ou encore les masques.
Ici, un vieillard nu exécute des pas traditionnels pour la scène japonaise. Là , le peintre nous fait pénétrer, en plongée encore, dans l’univers familier d’un couple. Les sols, les murs qu’il représente se couvrent de la géométrie complexe des tapis et papiers peints, de couleurs sans nuances, «pétantes».
Un univers familier donc mais où le corps des personnages se courbe de mensonge pour mieux nous rappeler que l’art se tisse d’imaginaire. Même pour les portraits.
Christophe Ruckhäberle
— Abschied, 2004. Huile sur toile. 190 x 280 cm.
— Untitled (masque), 2006. Huile sur toile. 190,5 x 139,7 cm.
— Untitled (femme à l’ombrelle), 2006. Huile sur toile. 190,5 x 139,7 cm.
— Untitled (femme au foulard), 2006. Huile sur toile. 190,5 x 139,7 cm.Â