Interview
Par Danièle Yvergniaux
Parue dans Semaine n°1 du 19 mars
Première visite
Danièle Yvergniaux. Quand tu es arrivée en résidence, tu as apporté une liste, un abécédaire dont chaque lettre correspondait à une direction de travail, comme des cases que tu devais remplir. Quel était le lien entre tous ces éléments ?
Peggy Pocheux. Il y a quelque chose de commun qui les traverse, sinon je ne les aurais pas regroupés sous la forme d’un abécédaire : il y a, en germe, des glissements d’une pièce à une autre bien que chacune soit autonome. C’est l’idée de fantaisie, quelque chose qui tout d’un coup va échapper au réel.
Qu’est-ce que tu mets derrière le mot fantaisie ?
Pour moi, c’est tout ce qui part du réel et bascule, c’est laisser se produire une apparition ou un surgissement, ce qui fait que le réel échappe. La fantaisie agit comme un révélateur du feuilletage de la réalité avec l’imaginaire, elle pointe ce voisinage. Sur ce terrain-là , les éléments habituellement constitutifs du réel s’agencent dans un autre ordre. Je me représente la fantaisie comme une éruption produite à l’endroit où la réalité se craquèle. Dans ce domaine, la raison a peu cours.
En arrivant, j’avais l’idée avec l’abécédaire de travailler pour un certain nombre de pièces avec des gens dans le village, sur place. En fait, j’ai commencé à travailler sur Par où OK Corral, et tout d’un coup, l’installation dans cet espace donnait une direction très forte. Ça valait le coup de suivre.
Être ici, en résidence à Pougues-les-Eaux, cela permet cette approche. L’atelier, le calme, offrent cette disponibilité mentale. De ce fait, il y a plein de choses qui arrivent de l’extérieur et entrent ici avec d’autant plus de force que l’espace de travail a ce caractère-là , c’est vraiment un espace de projection. Mais il y a cependant des pièces de mes projets initiaux qui restent : Rocks, Père et fille étaient déjà dans l’abécédaire. Le noyau existait déjà .
Tes installations sont constituées d’une juxtaposition d’objets, de mots, d’images fixes ou en mouvement, dans un espace. Quel en est le principe d’élaboration?
Pour les sculptures, les installations, je procède souvent par des glissements de langage, une chose à laquelle je vais m’attacher, un mot qui tout d’un coup résonne, que je laisse vivre pendant un moment, et qui appelle d’autres mots. C’est par glissements successifs que les choses sont mises en relation. J’aime voir comment un mot peut être sur plusieurs champs à la fois.
Il y a aussi souvent, dans ton travail, la mise en œuvre d’un phénomène d’apparition-disparition d’une chose, d’un objet ou d’un fragment de corps. Je vois ici, dans l’atelier, cette nouvelle pièce Sans titre (le fusil ) : la silhouette d’un fusil en carton blanc posée contre le mur, des points qui figurent des impacts de balles au mur, des confettis au sol. C’est une action qui semble s’être déroulée dans l’atelier, et dont on a simplement la trace, presque fantomatique…
Là , il y a plutôt un éclatement, un éparpillement. La pièce se « satellise ». (Là , dans l’atelier, elle est installée à un endroit précis, ramassée. J’imagine que dans l’espace d’exposition, cela pourrait être beaucoup plus disséminé.) Je souhaite que l’on puisse y voir un processus qui se dévoile de bout en bout, du mur au sol, du dessin à la perforation en passant par le détourage. Il s’agit ici de la fabrication de la pièce, mais aussi de ce qu’elle représente, d’une dramaturgie : les impacts, les confettis, le fusil donnent l’idée d’une action — une décharge. Ces éléments convoquent par la représentation l’image d’une mise en mouvement explosive du réel (les tirs) et s’en affranchissent simultanément, interrogent cette décharge : fête, simulacre?
Mes pièces en volume mettent effectivement souvent en œuvre des fragments, fragments qui sont en général à l’échelle du corps. Cela peut être un travail d’empreinte ou un travail en creux, où le corps est toujours absent. On retrouve cela aussi dans les photographies puisqu’il s’agit souvent d’un prélèvement de détails, de situations, d’images assez proches du corps. En vidéo, cela fonctionne un peu différemment parce qu’il y a des figures clairement identifiables, parce qu’il y a des visages. Mon principe est de prendre le temps de regarder une action se dérouler, une action qui est extraite du quotidien et qui, par un procédé technique très simple, va basculer du réel vers autre chose. Je procède par ellipse et cette histoire de creux, qu’on retrouve en vidéo, est là pour permettre une projection. Il y a un vide laissé qui revient à celui qui regarde.
Ton travail semble se situer entre deux choses. Tu parles de fragments, d’ellipses, de « creux ». Tu as aussi cette volonté de montrer quelque chose de bout en bout ou même, comme ici, toutes les implications de l’action dans une seule image. En fait ces deux pôles sont presque contradictoires, mais il me semble que c’est là que se situe ton travail. Tu poses un certain nombre d’éléments et tu laisses le soin au spectateur de reconstituer l’ensemble, et éventuellement, de construire sa propre fiction. Souvent, tes pièces relèvent de l’énigme, comme Par où OK Corral, une installation que tu réalises ici. Il y a ce titre inscrit sur le mur, et au sol, de petites figurines en plastique représentant des moutons, enfin, un chapeau de cow-boy. Comment est apparue cette pièce?
Je ne cultive pas les énigmes, mais suis attachée à ce que les pièces ne soient pas univoques. Je crois que c’est la première pièce pour laquelle le texte Par où OK Corral est apparu d’abord, dès mon arrivée à Pougues-les-Eaux. J’avais écrit cette phrase, et le reste des éléments est venu ensuite pour donner l’idée d’un paysage, renvoyer aussi à un personnage qui formule cette interrogation et prend place au milieu de la mise en scène.
Là , ce n’est pas vraiment une action, c’est plutôt l’évocation d’un paysage, d’un ailleurs. Ce n’est pas lié à une action particulière.
Non, pourtant le chapeau va tourner sur lui-même. Dans les installations, il y a souvent comme ici un personnage autour duquel tout prend place et qui serait en quelque sorte un double. Il fait l’action que je ne fais pas parce que, jusqu’à présent, je n’ai pas fait de performance.
Revenons aux mots ; tu disais qu’ils déclenchent souvent une pièce… Qu’est-ce que c’est, ce mot au mur, « Transalpino »?
Derrière les lettres, il y a un dispositif qui va les faire vibrer légèrement, peut-être même ponctuellement. C’est un arrière-plan pour une action à venir. Je vais demander à quelqu’un d’énoncer l’inventaire des choses à vendre dans une station-service. Les noms des objets s’égrènent durant environ 3 minutes : les ours en peluche, les sabots, les poteries, tout un fatras à vendre, et puis à un moment, dans cette énumération, il est question de « têtes du Duce en céramique », « en plâtre », de « petites effigies de Mussolini sur chevalet », de « porte-clefs à la croix gammée », etc… Cela surgit à l’intérieur de quelque chose d’extrêmement banal… très plat… voire trivial.
Pourquoi ce titre, Transalpino?
Transalpino, c’est simplement parce que la station-service dont il s’agit est juste derrière la frontière italienne. Si on prend de l’essence à cet endroit-là , c’est ce qu’on peut voir. Mon travail procède souvent par relevé d’une chose ou d’un événement, où il me semble qu’il y a un basculement opéré ; on n’est plus alors devant une réalité qu’on peut analyser ou comprendre. Dans cette pièce plus précisément, le passage à la représentation n’arrondit pas les angles, mais conserve la sécheresse, le caractère abrupt de la situation de départ ; on est ainsi tenu à une simple indication du lieu : TRANSALPINO (le texte) et l’énumération orale de tous les objets à vendre dans la station-service.
Dans cette pièce, il y a un arrière-fond politique.
Je ne pose justement jamais ce mot sur mon travail parce que j’ai l’impression qu’il écrase tout. À partir du moment où je le prononce, il n’y a plus de place pour le travail.
Néanmoins, tu as eu envie de faire cette pièce et ce n’est pas anodin… Est-ce que c’est un « accident »?
Aussi, visiblement, oui.
Pour moi, il me semble qu’il y a quelque chose du même ordre dans ta façon de « désarmer les armes ». Par exemple, ce fusil « mou », ou la pièce dont nous parlions tout à l’heure, Sans titre (le fusil). Tu adoucis, tu désarmes…
Je ne sais pas si j’adoucis, j’essaie d’abord de retrouver dans le fusil ce qui peut faire sourire, ou irrite. Je reviens à l’idée de décharge, ambivalente. L’usage de matériaux factices, qui appartiennent à la fête, propose une image plaisante, mais c’est aussi un leurre qui convoque l’image d’un vrai fusil avec de vrais impacts.
Et ce requin gonflable, dessiné sur le mur. C’est aussi une nouvelle pièce?
Oui. Son échelle ici est vraiment propre à l’atelier. Si je la présente dans l’espace d’exposition, ça sera certainement plus grand. Ici, il sort de derrière la porte parce que c’était tout indiqué, il nous prend en défaut. Cette pièce a été déclenchée par une expérience : dans un aquarium, j’ai vu un requin qui passait à peu près à 50 cm de moi, de très près. Avec ce dessin, j’ai juste relevé la sensation et lutté contre en le désarmant avec la valve, qui indique qu’il peut se « dégonfler ».
Il y a aussi un jeu, de l’humour dans la façon de transformer les choses ; mais aussi par là même un constat d’impuissance, avec ces objets que tu déplaces et que tu renverses. Toutes tes pièces ont aussi une apparence fragile, non spectaculaire.
J’essaie en effet de faire en sorte que les choses ne soient pas imposantes. La simplicité est souvent dictée par les pièces. Par exemple, le requin qui est là est fait au crayon et non pas à la peinture. On peut penser que ce dessin mural peut être effacé, que la réalisation nécessite peu de savoir-faire. Le squale en impose d’autant moins, et interroge doublement cette situation de menace.
Ton travail antérieur s’appuyait souvent sur des références historiques : la peinture dans l’histoire de l’art, et son iconographie religieuse ou mythologique. Dans tes pièces actuelles, tu travailles en référence directe à la réalité.
Oui, et en même temps, pour cette photographie, Père et fille, il s’agit encore de mythologie puisque la pièce s’est faite autour d’Œdipe.
Comme nous le disions tout à l’heure à propos du requin, il y a souvent dans tes pièces une façon de désamorcer l’agressivité. Dans cette pièce en cours de réalisation, Père et fille, il y a les fusils, le chasseur, et un personnage féminin qui porte une tête de buffle. Avec le chasseur, comme avec le requin, tu manipules des représentations masculines, guerrières…
Ce n’est pas encore exactement « désamorcé ». Pour la photo du chasseur, entre ces deux personnages, quelque chose pourrait arriver. Entre le chasseur — le père — et la fille qui porte la tête du buffle, quelque chose est en suspens, reste manifestement irrésolu.
C’est toujours cette histoire de creux à remplir…D’une autre manière, la pièce que tu es en train de faire, une peinture murale intitulée Derrière ce buisson, un cauchemar…, c’est une image qui en cache une autre, une image assez douce, bucolique, qui cache un côté beaucoup plus sombre, plus effrayant…
D’autant plus que ce « cauchemar » n’est pas nommé. Chacun peut imaginer ce que c’est. Est-ce vraiment lié au rêve ou est-ce plus de l’ordre du fait divers ? On ne sait pas. Mais il y a toujours un arrière-plan, parfois physique, comme dans Rocks, les rochers mobiles que je vais faire, mais répétition le plus souvent mental, comme ici, où c’est le titre qui suggère cet arrière-plan.
Seconde visite dans l’atelier, fin de la résidence, le 7 mai 2003
La résidence s’achève et je voudrais revenir sur certains points que nous avons abordés lors du premier entretien. Tu dis que chaque pièce vient du relevé d’une chose vue, je voudrais savoir ce qui est déterminant dans le choix de cette chose vue. Qu’est-ce qui provoque la décision d’en faire une pièce ?
Je ne peux pas répondre en général. On a parlé de la pièce Le Requin. Je me suis trouvée dans une si grande proximité visuelle avec cet animal qui me passait vraiment sous le nez dans un aquarium, que, tout à coup, j’ai eu une impression corporelle très forte, une mise en présence soudaine, un choc physique. J’ai eu besoin de me saisir de cet instant-là , d’en faire une pièce qui donne un moyen de le mettre à distance. On peut dire que le mode opératoire est souvent de cet ordre : une oppression, une situation de proximité, où je relève que les choses environnantes empiètent en termes d’espace ou de poids sur le quant-à -soi (est-ce vraiment le mot approprié ?). Elles me confrontent à une impossibilité, à quelque chose qui se révèle difficile à gérer, la pièce vient alors débloquer ça, désamorce cette situation, me permet d’avoir prise sur ce qui me fait face, de trouver un terrain de conciliation.
Tu éprouves un sentiment d’impuissance, que tu transformes en l’intégrant dans ton travail.
Oui…Ou de saisissement. Le travail est alors le moyen de filtrer cette impression et de la canaliser pour qu’il soit possible de cohabiter avec elle en lui donnant forme.
Tu mets en place un terrain de conciliation, un terrain commun entre une chose, un événement, un fait et toi. Tu prends appui sur ton expérience et ta propre perception, qui pourrait aussi être celle du spectateur.
Oui, je pense qu’il n’y a pas un caractère autobiographique évident quand on regarde les pièces. Elles jouent par exemple sur « le surgissement ». Ce thème n’a pas un caractère personnel. Je pense que, pour le spectateur, cela peut jouer sur plusieurs sphères, à des charnières.
La transformation, ou le processus de conciliation, s’opère par un « allégement » formel, technique de l’image : l’utilisation de matériaux fragiles, du dessin, des références au jeu ou même au jouet. Avec ta dernière pièce réalisée ici, Rocks, tu allèges ainsi des rochers, par le dessin et la possibilité de mouvement.
Oui. Dans cette pièce, le dessin préparatoire était très dense (il est noir, il y a des aspérités, ce dessin a un poids) et dans le passage au volume, à la sculpture, il s’agissait de mettre ce dessin en mouvement et de lui enlever un peu de sa gravité, de son inertie.
Là aussi, par une sorte de paradoxe puisque a priori le dessin est plus « léger » que le volume ou la sculpture, tu inverses le rapport à la densité, à la gravité, dans les deux sens du terme. Tu fais un dessin extrêmement chargé, lourd, dense et tu le poses sur une forme évidée, mouvante, légère, qu’on peut manipuler.
Dans le passage au volume, ma préoccupation était de faire que la structure, ce qui porte le dessin, soit le plus léger possible, pour que, dans le déplacement de la pièce sur roulettes, on ait l’impression que c’est une chose relativement aisée.
Il y a souvent dans tes pièces une part d’exotisme, sur le plan géographique (Par où OK Corral, Transalpino), mythologique ou historique (Œdipe). Je pense particulièrement au film 360° point zéro, dont tu as terminé le montage ici, un panoramique dans un paysage très aride. Quelle place donnes-tu à cela dans ce processus de conciliation ?
Ca n’est pas éloigné de ce dont on vient de parler. Dans cette situation que j’ai appelée « de contrainte », la solution qui se présente immédiatement, c’est partir. C’est alors une alternative immédiate à l’effort d’une négociation nécessaire. Le moyen de s’extraire de l’inconfort d’une situation peut être de prendre la tangente. C’est une des strates du travail. Il y a souvent une étape où c’est envisagé ; et c’est dans ce biais que la situation peut être prise à revers. Ce déplacement pour échapper à l’inconfort met à jour une nouvelle donne, un plan analogique sur lequel les difficultés se résolvent. Quand j’ai réalisé 360° point zéro, lors d’un voyage, je devais prendre en compte ce paysage avec cette notion d’ » exotisme  » dont tu parles. Il me semble que, dans ce film, je la gomme. Je ne pense pas qu’on identifie le pays dont il s’agit précisément. On voit bien, à cause des personnages, qu’il s’agit d’un pays du Maghreb, mais je m’attache ici au paysage qui se déroule, avec certaines parties du plan qui renvoient à d’autres choses, au film de Pasolini, Théorème, par exemple (je pense au plan qui termine le film, cette fuite dans un paysage désertique). Le lieu topographique n’était pas ce que je souhaitais mettre en avant, mais plutôt la place de celui qui regarde au milieu du plan, au milieu des autres. Le film tente, par le rythme et par le déplacement de la caméra et des personnages, un mouvement opéré pour se glisser dans le paysage, il calque son rythme sur ce contexte particulier.
Il y a en présence deux choses étrangères l’une à l’autre : un paysage d’un pays du Maghreb, désertique, pauvre, avec ces moutons, et puis ce groupe, dont on voit d’emblée que c’est un groupe de touristes. Et c’est dans le mouvement de la caméra et la façon dont tu effectues ce panoramique que se fait la conciliation entre ces deux univers différents.
C’est contemplatif, il ne s’agit pas d’arracher ces images mais de s’en saisir avec bienveillance. Dans le plan, on voit en effet que les personnages n’appartiennent pas aux mêmes mondes : il y a les touristes qui ont une caméra et puis cette bergère avec ses moutons, les guides, mais il y va de l’unique présence de chacun à l’image. Il n’y a pas de vedette, pas de hiérarchie, chacun prend une position déterminée et aussi importante que les autres dans le paysage.
(Interview parue dans l’hebdomadaire Semaine n°1 du 19 mars 2004, et publiée avec l’aimable autorisation de la rédaction et de l’artiste. Semaine est disponible dans les librairires spécialisées ou par commande sur le site des Éditions Analogues)