Au début des années soixante-dix, Baselitz commence à renverser le sujet en présentant des portraits retournés, tête en bas. «Ainsi décalés, ils deviennent puissants comme motifs», dit-il. Mais voudrait-on voir contenu, dans cette explicitation, tout le sens du geste — et donc de son résultat, ce qu’il signe d’une négation certaine (fixation sur la chute originelle du sujet et, partant, du monde, refus ou déni de la relation du premier avec le deuxième, etc.) ne peut pas plus être contesté que la récurrence de l’aigle dans l’imagerie du même ne pourrait se prévaloir du terme de «motif». Dès lors, qu’en est-il du renversement de la figure humaine à celui de l’arbre que le peintre, également sculpteur et graveur, a opéré en un ensemble d’eaux-fortes ? S’il y a ce faisant et sans nul doute ouverture du lancinant motif au champ de ses possibilités d’exploration, l’œuvre ne saurait pour autant se voir ramenée à son terme formel, arrêtée en-deça de l’autre élément-clé de l’iconographie germanique (la forêt après l’aigle) par lequel elle prend alors corps. À l’égal de Beuys, Baselitz est l’un de ces artistes rongés par la nostalgie de l’unité allemande perdue.
Non pas des peintures, l’exposition présente donc neuf des trente-six pièces gravées d’un portfolio intitulé Baüme (1974-1975).
Exécutées sur papier chinois encadré sous verre, ces eaux-fortes sont marquées de leur auteur en ceci que le retournement du sujet, opéré comme dans ses peintures selon une verticalité radicale, n’en met que davantage en évidence l’extrême stabilité d’une composition que l’on dirait enracinée — terme certes peu vain s’agissant de Baselitz né en 1938 à Deutschbaselitz. Mais dans les Baüme où le support apparaît sous l’arbre, la légèreté du tracé et la transparence du motif évoquent plus le dessin d’un Corot qu’ils ne le doivent au trait noir de la gravure sur bois d’où est issu l’épais cerne expressionniste. Est-ce alors là la raison du paysage écrit sous le paysage tracé ? L’arbre retourné depuis sa cime ou dont les frondaisons renversées font rideau est sans équivoque dans son format vertical. Pour autant, il semble en même temps répondre à l’ordre d’une graphie dont il ne transcrirait, d’une œuvre à l’autre, qu’une seule unité de signes à la fois.
Depuis l’espace-vestibule de la galerie où sont accrochés les très petits formats des Baüme, c’est en lieu quasi extérieur que se perçoit le volume hors échelle sur lequel il débouche ; et qui est celui de la salle où sont exposées les œuvres de Hütte. Ici, le paysage se donne en plans serrés sur l’organique que monumentalise leur agrandissement jusqu’à deux mètres cinquante. En sorte que ce qui met en évidence l’horizontalité des formats verticalise aussi un empilement de sables dont les strates s’élèvent en architecture dépourvue de structure (Ksar Ghilane II, 1999). Pour le visiteur qui en éprouve à travers son corps la densité, la proximité de cette masse se cristallise au lieu de fondre lorsque le regard se fixe à la mince bande de ciel bleu enserrée en haut du cadre. À la mythologie des racines chez Baselitz répond en effet l’imaginaire du voyage chez Hütte, artiste également allemand né en 1951.
C’est un jeu de métaphores qu’à travers ses photographies, dont un ensemble de quatre est ici exposé, l’ancien élève de Bernd Becher met en œuvre. Que l’extrême rigueur formelle paraisse bien «s’académiser» dans le minutieux traitement du motif, le regard n’en continue pas moins de traduire le caractère quasi pictural que la densité des matières confère à ces œuvres. Remontant le fil vers l’héritage d’une tradition de la peinture où se profile C.-F. Friedrich, le Voyageur au-dessus d’une mer de nuages aurait toutefois disparu dans le voyage en tant que, précisément, s’y intériorise le paysage. Alors que l’image est monumentale, le paysage resserré à un feuillage semble cadré au cœur d’un sens indélébile d’où surgit, en zones obscures, les trous noirs de la résistance à l’élucidation (Pflanzen, Australien, 2001). Et ainsi incorpore-t-il cette qualité de l’être en tant qu’il se détermine hors l’avoir : ce qui ressemble à du lierre se déversant vers le bas ou du bambou vert poussant vers le haut trace le signe de l’image mentale par laquelle, quête bien plus que parcours, se comprend le voyage. Inhabité est le paysage d’être laissé en hors-champ d’un gros plan de végétation dont seul le titre, Paronella Park, Queensland (1999) indique la localisation. Traduites dans l’ellipse et la distance, l’Australie, l’Islande ou l’Amérique du Sud font signe comme ce qui s’écrit et non pas se décrit. Et ainsi s’entend la métaphore du corps imprimée à l’égal de l’image qui révèle le paysage par la précision du détail.