ART | CRITIQUE

Paysages a circadiens

PFrançois Salmeron
@14 Avr 2015

Expérimentant les propriétés physiques du bleu cobalt, Hicham Berrada déploie aussi sous la verrière de la rue du Pont de Lodi un paysage floral nocturne, onirique et enivrant. Pourtant, ce jardin botanique se révèle vite plus inquiétant, nous ouvrant les portes d’un monde futuriste glacé, où la science manipule la nature et la détermine à volonté.

Depuis l’ouverture de son second espace parisien en septembre 2014, au 6, rue du Pont de Lodi, la galerie Kamel Mennour semble avoir trouvé une nouvelle aire propice aux installations in situ, notamment avec le maître du genre Daniel Buren, et sa récente exposition «Au fur et à mesure», ou à des expérimentations plus inattendues, à l’instar de Petrit Halilaj, qui avait transformé la verrière de la galerie en une sorte de paysage fantastique fait de terre, de feuilles, d’humus et de branchages, où un cheval blanc longiligne pataugeait dans une mare rose.

A son tour, Hicham Berrada saisit cette occasion pour déployer sous la verrière de la rue du Pont de Lodi un paysage floral nocturne sollicitant tous les sens. Car ce qui nous frappe, avant même de nous diriger vers le sous-sol de la galerie où se trouve ladite verrière, c’est le doux parfum de fleur qui emplit tout l’espace de la galerie.

Là, on rencontre tout d’abord la série Azur comprenant une demi-douzaine de monochromes bleus. Outre le léger parfum planant dans la galerie (dans un premier temps, on se demande si la galerie ne cède pas à la dernière mode des stratégies marketing, visant à créer dans les boutiques des ambiances olfactives douces et agréables au consommateur…), on remarque qu’une chaleur diffuse se dégage de chaque toile. Les châssis sont effectivement placés derrière une vitre qui abrite également une résistance thermique placée à l’horizontale, sous la toile. On perçoit un léger grésillement lorsque les résistances s’allument et réchauffent tour-à-tour les toiles. Et, en y regardant de plus près, on se rend compte que chaque monochrome n’est pas uniforme: selon les cas, le bleu des toiles est plus ou moins délavé, et le bord des châssis plus ou moins blanchi.

Ainsi, Hicham Berrada se transforme en alchimiste, ou en artiste-laborantin, altérant le chlorure de cobalt étalé sur chaque toile. En fait, le minerai bleu réagit à la source de chaleur qui se trouve accolée à lui et lui fait changer d’apparence, modifie ses qualités, ses tonalités. Au final, Azur est moins un ensemble de monochromes, qu’un prétexte pour déployer un protocole expérimental: plus on chauffe les châssis, plus le bleu cobalt se délave et perd de sa superbe. Le temps accomplit un patient travail de sape de la matière.

La vidéo Céleste poursuit quant à elle ces expérimentations sur le bleu cobalt. A travers une série de performances réalises à la Villa Médicis, Hicham Berrada extrait et révèle des minerais contenus dans le sol, et rend ainsi visibles les ressources cachées de la terre. Un faible nuage grisâtre s’élève du sol et prend rapidement des teintes bleues. La fumée se fait de plus en plus épaisse et envahit progressivement l’atmosphère. La texture du bleu cobalt se modifie donc au contact de l’air et se densifie, devenant bleu foncé. Le paysage et le ciel s’obscurcissent, l’horizon se bouche.

La vidéo, enregistrée en plan fixe depuis une fenêtre grande ouverte, s’apparente alors à un tableau mouvant pris dans le cadre d’une lucarne (à l’instar de La clé des champs de Magritte). Les nuages bleus évoquent quant à eux une danse abstraite et surréaliste au beau milieu d’un paysage naturaliste relativement banal, composé de hautes herbes, d’arbres et de feuillages se balançant doucement au gré du souffle du vent.

Le cobalt provenant des soubassements de la terre se dissout donc dans le ciel. La matière et les minerais contenus dans le sous-sol se transforment en un paysage aérien, nuageux. On passe du solide à l’éthéré, à l’évanescent, comme si Hicham Berrada jouait encore les alchimistes en transmutant les éléments premiers de la physique, à savoir ici la terre et l’air, le solide et le vaporeux.

Mais ce geste de conversion d’un état à un autre se rend d’autant plus flagrant dans l’installation Mesk-ellil qui nous attend donc au sous-sol de la galerie. Le léger parfum que l’on percevait sitôt le seuil de la galerie franchi, s’intensifie en une forte odeur de musc. Des rideaux noirs obstruent la verrière de la galerie, ne laissant filtrer aucune lumière naturelle. Seuls quelques spots bleus assurent un peu de visibilité. Ils projettent toutefois sur les murs de la galerie un halo inquiétant, où se reflètent les ombres de quelques câblages électriques semblables à des monstres ou à des formes fantasmagoriques. On passe alors de la lumière aux ténèbres, de l’espace du «white cube» à la pénombre d’une installation composée de verres teintés abritant quelques plantes soumises à un éclairage artificiel. Se trouve-t-on dans un laboratoire de manipulation génétique? Hicham Berrada joue-t-il aux apprentis sorciers?

L’azur cède le pas à la nuit. La chaleur des résistances s’évanouit au profit d’une atmosphère qui se fait fraîche, humide. On perçoit le bruissement d’un ruisseau invisible et le clapotis de quelques gouttelettes dégoulinant çà et là. L’abstraction des monochromes d’Azur est remplacée par une installation de verre futuriste, qui se parcourt comme un paysage nocturne, surnaturel, comme un jardin botanique aux effluves enivrantes.

Mais en réalité, les fleurs se trouvant derrière les vitres teintées ont une spécificité peu courante: la nuit, elles s’ouvrent et diffusent leur parfum musqué. Hicham Berrada vient donc perturber leur cycle naturel pour permettre au spectateur de jouir de leur arôme. En créant une atmosphère artificiellement nocturne, il dérègle le rythme naturel des plantes: l’installation étant plongée dans une pénombre bleutée, les fleurs exhalent leur parfum comme elles le feraient de nuit. Le soir, lorsque la galerie se vide, on allume alors les lumières pour imiter l’ensoleillement du jour.

Ainsi, Hicham Berrada berne la nature. Il se joue d’elle à travers une mise en scène fallacieuse, inversant les rythmes du jour et de la nuit. Par là, l’artiste se rend «maître et possesseur de la nature», contrôlant à sa guise l’environnement des plantes et les temporalités diurne/nocturne. La nature semble alors se réduire à un pur mécanisme obéissant automatiquement aux sources d’ensoleillement ou à la tombée de la nuit.

Et si, de prime abord, on a l’impression de se trouver transportés dans un univers onirique, poétique et enivrant, fait de fleurs, de parfums et de balades au clair de lune, ce jardin botanique prend vite des allures plus inquiétantes. Car, au-delà d’une simple closerie, la froideur, l’humidité et la pénombre de la verrerie nous entraînent finalement dans un monde futuriste glacé, scientiste, déterministe. La nature ne fait que répondre à un stimulus extérieur. Prisonnière d’un enclos expérimental, elle semble fonctionner de manière purement mécanique. Le chercheur, en manipulant les paramètres environnementaux des plantes, domestique et commande la nature. Il endosse le rôle d’un démiurge tout-puissant. Ainsi, après les «animaux-machines» du physicien Descartes, il semblerait que l’on assiste à l’avènement des «végétaux-machines» de l’alchimiste Hicham Berrada.

Å’uvres
— Hicham Berrada, Celeste, 2014. Vidéo couleur. Ciel gris, fumée bleu ciel. 5 min 55 s. Vue de l’exposition «Paysages a circadiens», kamel mennour (6 rue du Pont de Lodi), Paris, 2015— Hicham Berrada, Celeste. 2014. Performance. Co-production: Hicham Berrada et Villa Medicis teatro delle esposizioni #5
— Hicham Berrada, Mesk-ellil (détail), 2015. Installation. Ensemble de 7 terrarium en verre teinté, cestrum nocturnum, éclairages horticoles, éclairages clair de lune, temporisateur. 250 x 200 x 50 cm chaque. 250 x 400 x 400 cm ensemble. Vue de l’exposition «Paysages a circadiens», kamel mennour (6 rue du Pont de Lodi), Paris, 2015
— Hicham Berrada, Mesk-ellil, 2015. Installation. Ensemble de 7 terrarium en verre teinté, cestrum nocturnum, éclairages horticoles, éclairages clair de lune, temporisateur. 250 x 200 x 50 cm chaque. 250 x 400 x 400 cm ensemble. Vue de l’exposition «Paysages a circadiens», kamel mennour (6 rue du Pont de Lodi), Paris, 2015

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