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Pavlova 3’23

Lorsque Anna Pavlova demande à Fokine d’écrire pour elle, l’histoire de la relation chorégraphe-interprète fait un fameux pas de côté. Loin des difficultés techniques longtemps mises en avant, la révolution de La Mort du cygne est de faire du corps un lieu de savoir et d’expérience. La danseuse se voit alors offrir la voie libre de l’improvisation sur une partition ouverte qui inclut le jeu lié à la justesse d’une présence.

Trois minutes et vingt-trois secondes d’une danse de la mort du mouvement étirent le temps en reprises, boucles et envols brisés par l’imminence de la chute. Avec Pavlova 3’23, Mathilde Monnier ne propose pas seulement une relecture de l’inquiétante étrangeté d’un mouvement de la disparition annoncée. Accompagnée de danseurs proches de ses recherches, elle creuse cette fin infinie, l’histoire d’une danseuse qui s’approprie la scène le temps d’y mourir. En deçà de la représentation de la mort, se dévoile «  l’idée de la mort de la représentation ».

Quelque chose de ce rapport révolutionné à l’interprète transparaît dans Pavlova 3’23. Cette pièce s’avance au cœur de l’en-commun. Dans une œuvre d’ensemble, chaque interprète incorpore le solo à partir de différentes sources. Furieusement intelligentes, la mise en tension des différentes propositions et l’écriture des mouvements de groupe affirment la maîtrise d’une composition proche des multiples épaisseurs différenciées mais hétéronomes de la musique contemporaine.

La multiplication des corps et la multiplicité des images transitoires offrent une densité physique à cette pièce mémorielle. La partition de Camille Saint-Saën démantibulée par les apports de Erikm, Rodolphe Burger, Olivier Renouf, Heiner Goebbels et Gilles Silvitto englobe et soutient la matière des corps en présence. A cette suite à faire la mort s’ajoutent les éclats liquides des grands rideaux de plastique noir qui encadrent la scène.

Dès les premiers instants, le groupe existe et occupe l’espace. Il laisse l’un des siens s’échapper afin d’exposer sa mort du cygne. Quasi immobiles, les corps figés au sol se laissent traverser par le mouvement et entourent le soliste. Des transferts de poids s’opèrent discrètement, un crâne change d’appui, un bassin se soulève.

La taiwanaise I-Fang Lin ouvre ce bal non mortel toute entière baignée dans l’altérité de la langue chinoise. Assise, elle adresse à l’audience les commentaires de Maïa Plissetskaïa sur le solo de Pavlova, chantonne, esquisse le minima de la partition originelle. Tendus vers elle, nous sommes tout près de la comprendre. Lorsque les autres quittent progressivement le plateau, elle danse la douleur physique imposée par la partition. Julia Cima viendra ensuite présenter une danse animale portée par un intéressant désaxage du bassin. Cécilia Bengolea, montée sur pointes, entonne Mourir sur scène d’une voix magnifiquement brisée avant d’essorer son corps d’ultimes torsions. L’œil reste marqué également par la présence magique de Corinne Garcia, par la danse de bras d’Olivier Normand, par les lignes peintes sur le corps longiligne de Julien Gallée-Ferré telle une fête des morts mexicaine.

Les interprètes perçus comme individués pénètrent et quittent le plateau dans un mouvement incessant sans être agité. Affaissement, chute, tremblement et spasmes traversent les solos tandis que les mouvements de groupe accueillent portés et enlacements, soutien des uns par les autres. Réunis, les interprètes finissent par refuser la répétition. Parfois chargés d’objets-vanités, incarnations artificielles de la fragilité de la vie humaine, ils construisent des images aussitôt déplacées ou effacées. Impermanence et humour. La force vive déborde des fissures. L’improbable union entre la mort du mouvement et le continuum des objets — bidons d’essence, revolvers, diadèmes, raquettes de ping-pong, casques de chantier, fémurs — donne à Pavlova 3’23 un indiscernable goût de combat, de lutte joyeuse.

Les objets ne font jamais profusion, ils ne s’amassent pas, ils ne marquent pas l’accumulation d’un temps par ailleurs assez diffus. La scène est une boîte noire, sobrement vidée par Annie Tolleter. La représentation est mise à mort. Aucune image ne tient plus d’un instant, le mouvement porte en lui-même sa fin et le rideau ne s’ouvre plus. De part et d’autre du plateau, deux structures de bâches noires, immenses sacs poubelles, se hissent impunément, figure de deuil et pavillon pirate.

Fin du mouvement, fin de la représentation, fin de l’art. Mathilde Monnier ne se détourne pas de la fragilité que revêtent ces questions. Elle résiste joyeusement et sans faux espoir. Rodolphe Burger enveloppe cette scène finale de sa voix rauque et cite le poète et performeur John Giorno: « They kept on dancing, and they danced away all their flesh and skin, until there was nothing left but their bones »… Dans l’univers dansé de Mathilde Monnier, on est dans l’intensité de ce qui vit encore et si l’on est seul contre tous, c’est tout contre.


— Chorégraphie : Mathilde Monnier

— Lumières : Eric Wurtz
— Scénographie : Annie Tolleter assistée de Cédric Torne

— Costumes : Dominique Fabrègue assistée de Laurence Alquier
— Musique : Erikm, Heiner Goebbels, Gilles Silvitto, Rodolphe Burger
— Réalisation sonore : Olivier Renouf
— Texte : extraits de Demons in the details, John Giorno, ed. Derrière la salle de bains.
— Avec : Cecilia Bengolea, Julia Cima, Yoann Demichelis, Julien Gallée-Ferré, Corinne Garcia, Thiago Granato, Olivier Normand, I-Fang Lin, Rachid Sayet.

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