Projet au long cours, la pièce inédite Alexandre, de la chorégraphe brésilienne Paula Pi, recèle une part de mystère. Duo chorégraphique, Alexandre est interprété par Paula Pi elle-même et le-la danseur-se iranien-ne Sorour Darabi. Double langue, double danseur, double genre… La figure du double est ici centrale. Mais selon une modalité spécifique. À l’instar des langues qui, en plus du singulier et du pluriel, connaissent un autre nombre grammatical : le duel. Ni singulier, ni pluriel, le duel forme alors un sujet particulier : un rapport, un set de relations entre deux entités. Jeu de langues, la pièce Alexandre débute en 2012, lorsque Paula Pi entend un court enregistrement en xavante. Deux minutes au cours desquelles José Valmir, l’ainé de la tribu Xavante Belém (dans l’état du Mato Grosso, au Brésil), prononce un discours à propos des rites initiatiques masculins.
Alexandre de Paula Pi : une danse au duel, entre les langues, les corps, les genres
Le discours de l’enregistrement s’adresse à Alexandre Lemos, qui fera ensuite écouter l’archive à Paula Pi. Bien que lusophone, Paula Pi n’y comprend qu’un seul mot : ‘Alexandre’. Mais le rythme, la texture de la voix, le phrasé de ces deux minutes d’archive sonore la captivent. Au point de lui donner envie d’en donner une libre traduction chorégraphique. L’enregistrement commence comme suit : « Ãnei’wá hã tá, watozei’wá watozei’wá rá ». Matériau énigmatique, Paula Pi le transforme en matière à mouvement. Les mots deviennent gestes, impulsent contacts et déplacements. Ce qu’en fait Paula Pi n’est d’ailleurs pas sans rappeler les deux compositions sonores de Steve Reich, It’s Gonna Rain (1965) et Come Out (1966). Soient deux pièces où les mots, à la faveur du phasing [répétition et déphasage] finissent par prendre une forme d’autonomie rythmique, pour créer leur propre texture sonore et sémantique. Hypnotique, ‘It’s gonna rain’ devient presque ‘Rain is gone’.
Une performance incluant archive sonore, langue xavante, et jumeaux androgynes
Jeu de mots, gestes et textures de mouvements, la pièce Alexandre scrute l’espace entre les langue, entre le sons, entre les corps. Dans un improbable prolongement de la culture xavante, où la multiplicité commence par la figure du double. Avec, notamment, une cosmogonie duelle. « À l’origine du monde, il y avait deux êtres qui n’étaient au départ que deux bouts de bois, puis des jumeaux androgynes ». La pièce Alexandre compose ainsi un duo entrelacé, avec deux danseur-ses androgynes. Dans le duel grammatical, les deux entités et l’espace qui opère entre elles forment une sorte de tout. Et dans la musique de Steve Reich, les mots, comme des modules, deviennent un sens différent en fonction de leur place dans le cycle. Avec Alexandre, Paula Pi livre une pièce explorant le double, entre singularité et multiplicité. Pour une performance mystérieuse et captivante, comme la voix de José Valmir.