Cinq curieux appareils noirs, sortes de bétonneuses à corps d’échassier monté sur roulettes, accueillent le visiteur dans l’espace de la galerie. Chaque Oblomond l’invite à se saisir de ses poignées et à avancer en tournant en rond autour de l’axe de l’appareil, machine à remonter le temps, la rotation s’effectuant, en effet, dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Au fil de ses pas, le regardeur peut alors voir défiler, à travers une fenêtre horizontale, des textes et des inscriptions, se chassant les uns les autres, dans le lent mouvement des rouleaux emboîtés. Un repère rouge en haut du cadre s’aligne parfois à celui du texte ou à la ligne d’une inscription de type topographique, lui indiquant un hypothétique arrêt, le temps d’une lecture, d’un repos ou d’une rêverie au cours du voyage mental et du déplacement qu’il effectue. Ainsi, entre histoire et géographie, dans la succession des textes et des indications topographiques, voire toponymiques, s’élabore la fiction.
« À l’approche des étangs, notre corps sera complètement enveloppé d’une nuée de mouchettes. Dès que nous changerons d’humeur, toutes se mettront d’un bloc à l’écart, mais continueront de nous suivre un peu en retrait en conservant la forme de notre corps. À chaque changement d’humeur, nous serons nimbés d’un nouveau nuage de mouchettes. Les anciens nuages nous suivront comme une armée d’ombres (…). Si jamais l’humeur nous prend de vouloir revenir nous abriter dans une de ces formes, les mouchettes s’évaporeront dans la nature, pour se reformer aussitôt après dans notre dos. Le mieux est de faire comme si elles n’existaient pas. »
Au texte intitulé Vers les pays chauds, succèdent les indications « Vers les Pyrénées », « Vers les Cévennes », « Vers le vieux chêne », puis d’autres textes, ou encore, dans un autre Oblomond, « Vers la baignoire », « Vers le fauteuil », « Vers les toilettes ». Des directions, des localisations sont données et elles orientent chaque récit, les contaminent. Quant aux textes, à la fois autonomes et ouverts, ils propagent la multiplicité de leurs lectures pendant que celui qui active l’œuvre tourne en rond sur ses propres pas en observant les rouleaux déployer en boucle leurs cycles narratifs. Les Oblomonds comme, en son temps, Baudelaire, proposent une invitation au voyage.
Ce labyrinthe sémantique borgésien continue de développer un principe inauguré précédemment avec le projet des « Trotteuses » et qui conjugue le déplacement effectif du spectateur avec le déchiffrement du texte, le situant ainsi à la croisée de l’espace réel de l’expérience sensible et de l’espace fictionnel engendré par la lecture. Cette interactivité est présente aussi dans l’installation vidéo intitulée La Mémoire de l‘œil et qui donne le titre à l’exposition. Deux projections se répondent et se transforment en fonction du déplacement latéral d’une sphère, au centre de la pièce, que le spectateur est invité à manipuler.
Sur le mur de gauche, dans la pénombre, apparaît l’iris d’un œil, dans une sorte de respiration, enflant, rapetissant, de façon régulière et cyclique comme une pulsation de l’œil à la lisière d’une pulsion scopique. Sur le mur de droite se projette un texte, caractères lumineux sur fond noir : La Mort du grand-père. Pourtant, hormis l’œil qui nous regarde, rien n’est à voir, tout est à lire, sinon l’espace des textes lorsque ceux-ci se mettent en mouvement, se disloquent. En effet, lorsque le spectateur déplace la boule, l’œil disparaît et laisse la place à la rotation d’un cube virtuel dont les quatre plans verticaux sont constitués de textes et pour le dernier, par l’image de l’œil. Simultanément, le texte projeté sur le mur de droite vole littéralement en éclats, puisque ce qui se joue selon un espace perspectiviste, dans le premier cas, est ramené, ici, au plan. De fait, les lettres s’éparpillent, se présentent successivement sur leur tranche, se mélangent dans une progressive dissémination. La narration se désagrège au profit de la spatialité du texte, donnant à voir sur le premier écran comme un espace intertextuel, tandis que sur le second, c’est l’épaisseur même des textes enchevêtrés qui s’ouvre en inaugurant un espace mobile et parsemé de signes illisibles, toujours selon un mouvement giratoire.
Dans l’œuvre de ce « conteur et troubadour des temps modernes », comme le surnomme Jérôme Sans, il est donc question de fiction au même titre que d’un questionnement de l’espace sémiotique dans ce que celui-ci offre comme plasticité et interactivité. Le texte, dans son pouvoir narratif, explore le réel et fait retour sur lui-même — la rotation étant, en effet, une figure récurrente des dispositifs — pour devenir l’objet même de l’investigation. À l’aune de l’ère duchampienne, ne subsiste du rétinien que la part lisible prise dans les rets d’un dispositif fictionnel qui réifie le texte jusqu’à son illisibilité, sous l’action du regardeur-lecteur par qui et pour qui l’œuvre s’active.
Dans un monde où, comme le soulignait déjà Walter Benjamin, « dans ce qui se produit, presque rien n’alimente le récit, tout nourrit l’information », où « l’art du conteur consiste (…) à savoir rapporter une histoire sans y mêler d’explication », l’œuvre de Patrick Corillon, tient bien de cet art du conteur décrit par le philosophe, art dont il entrevoyait la disparition. Ainsi, l’espace fictionnel ouvert par le langage et dans le langage, sous « la mémoire de l’œil », par la plasticité d’un jeu oscillant entre typographie et topographie, invite le promeneur, à travers le dédale qu’il déploie, à un voyage onirique, ironique, ludique et poétique. « Et tout le reste est littérature ».
— Oblomond (Les Anes), 2003. Acier peint, bois, roulette, plastique, papier. 127 x 120 x 60 cm.
— Oblomond (Chloé), 2003. Acier peint, bois, roulette, plastique, papier. 127 x 120 x 60 cm.
— Oblomond (Draps de lit), 2003. Acier peint, bois, roulette, plastique, papier. 127 x 120 x 60 cm.
— Oblomond (Les Condamnés), 2003. Acier peint, bois, roulette, plastique, papier. 127 x 120 x 60 cm.
— Oblomond (On the Road), 2003. Acier peint, bois, roulette, plastique, papier. 127 x 120 x 60 cm.
— La mémoire de l’œil (Naissances), 2003. 2 CD-roms, socle et boule polyester, souris optiques.
— Spinocube (Disparitions), 2003. Bois peint, tissus, ressort, plastique et texte. 35 x 34 x 27 cm.
— La Mort de Grand-Père, 2002. Photo couleur contre collée sur fores. 88 x 88 cm.
— Paysage (Papier peint), 2003. Papier imprimé en noir et blanc. 170 x 43 cm