Juliane Link. Comment s’élabore la collaboration artistique avec Nicole Mossoux au sein de votre compagnie ?
Patrick Bonté. Nous travaillons depuis une vingtaine d’années ensemble en alternant les projets. L’un des deux est toujours seul à l’initiative du projet et le rôle de l’autre est de lui permettre d’aller le plus loin possible dans ses intentions, en lui apportant la distance extérieure, en le contredisant, en enrichissant sa démarche ; mais surtout en essayant de se mettre à son service, pour l’accompagner dans son désir de création. Je crois que c’est de cette manière que la dynamique du travail s’est enrichie au fil des années. Nous avons toujours pu faire exactement ce dont nous avions intimement envie, tout en conservant une sensibilité commune.
Vous vous êtes construits autour de ce binôme et cette distinction, Nicole comme chorégraphe et vous comme metteur en scène.
Patrick Bonté. Oui, c’est vrai, il y a une distinction spécifique de nos champs d’action au départ : Nicole pour le mouvement, moi pour la dramaturgie. Cependant, la réalisation est commune, nous assumons vraiment le travail à deux. Il est certain que nous intervenons mutuellement dans le champ de l’autre. La façon dont le spectacle articule tous ces enjeux est le fruit de notre collaboration. Nous devons nous y sentir bien tous les deux.
Quels sont, justement, les enjeux de votre travail ?
Patrick Bonté. Chaque spectacle a un enjeu particulier. Nous ne terminons jamais une phrase dans un spectacle en pensant la poursuivre dans le spectacle suivant. Nos spectacles sont très différents les uns des autres, par le désir à chaque fois de trouver le langage qui corresponde au thème que l’on aborde.
Avez-vous des exemples de spectacles pour illustrer cette idée ?
Patrick Bonté. Lorsque nous avons voulu parler de la gémellité, nous avons travaillé avec des mannequins articulés. Nous n’avons utilisé cette « technique » qu’une seule fois, parce qu’elle nous semblait adéquate. Lorsque nous avons travaillé sur la thématique du portrait, en opposant le moment où le portrait est né, à la Renaissance, et la façon dont aujourd’hui, notre portrait est tiré, en permanence, par les caméras de surveillance, nous avons utilisé la vidéo. C’était dans Simonetta Vespucci, que nous avons créé il y a maintenant une dizaine d’années. Pour Khoom, créé en 2007, les danseuses travaillent accrochées à une corde, selon une technique de danse-voltige mise au point avec Olivier Farge. Ce travail crée une contrainte très spécifique au niveau du mouvement, particulière à ce spectacle…
Vous qualifiez votre travail de théâtre-danse et non de danse-théâtre ?
Patrick Bonté. La tanz theater est un mouvement historique qui dit bien l’ordre des priorités, c’est d’abord de la danse. J’ai cette impression que nous faisons d’abord du théâtre, parce que nous commençons toujours par des intentions, par l’envie de dire quelque chose. Intentions théâtrales qui se développent principalement par le mouvement, par le geste. Le mouvement est le vecteur le plus essentiel pour que le propos puisse prendre forme, mais il est toujours mis en situation, il ne s’agit pas d’une exploration formelle du mouvement.
Comment s’articule le rapport au temps dans votre travail de mise en scène ?
Patrick Bonté. La question la plus complexe qui est posée dans les spectacles hybrides, qui se situent sur le bord des disciplines ou à leur croisement, est celle de la narration des formes qui articule la tension, la durée, le rythme. Comment la succession des tensions va créer des espaces ou des interstices dans la durée. Comment les moments de climax ou de résolution vont s’opposer aux suspensions… La musique, la lumière, les transformations de l’espace participent de cette dynamique, au même titre que le jeu et le mouvement.
Pouvez-vous revenir sur cette conception que vous développez dans l’ouvrage Rencontres et Décalages qui consiste à travailler des « états » avec les acteurs ? De quoi s’agit-il ?
Patrick Bonté. Des états, des situations. Une manière de se mettre dans une disposition intérieure qui autorise à ce que des éléments de l’ordre de l’informulable, de l’indéfinissable puissent surgir de soi. Dans notre processus de travail, nous avons vraiment besoin d’un passage par l’inconnu, par une mise en jeu de soi, de l’intime, pour atteindre quelque chose d’intéressant. Ce processus d’improvisation donne des matières brutes : nous retenons ce que nous ne savions pas être là , les erreurs, les décalages, les surprises, ce qui naît de la rencontre des personnes. Par la suite, la structuration est très importante, elle permet de passer de l’idiosyncrasie, de l’expression personnelle de chacun à un ensemble partageable avec le spectateur.
Que cherchez-vous à partager avec le spectateur ?
Patrick Bonté. Nous cherchons d’abord à partager un trouble. Nos spectacles sont des spectacles de suggestion et non d’expression. Le spectateur est comme invité à entrer dans un monde imaginaire à partir duquel nous espérons qu’il pourra se construire ses propres images, partir dans ses propres étrangetés.
Dans votre démarche de création, il y a, selon moi, cette volonté de laisser entrer la vie qui est présente, autour de nous, à tout moment, dans l’espace même de la scène.
Patrick Bonté. Oui, certainement, il est essentiel que tout soit toujours vivant sur scène. Les acteurs et les danseurs ne sont pas là pour créer une image, elle se fait « d’elle-même » en incorporant leurs comportements et leurs gestes, leurs rythmes, etc. Cependant, il est certain que la matière brute née lors des improvisations est extrêmement retravaillée, elle donne lieu à une transposition. Un long processus de mise à distance permet la maturation du projet. C’est comme si nous enlevions une portion de réalité tout en laissant de la vie. Nous ôtons tout ce qui est reconnaissable immédiatement pour faire appel à d’autres dimensions. Ainsi, la complexité des rapports humains se retrouve sur scène traduite d’une autre manière. Peut-être que les états particuliers dans lesquels se trouvent les acteurs viennent-ils de l’intégration de cette complexité. Leurs intentions sont souvent contradictoires, et puis, ils se trouvent dans cet état d’absence-présence…
Qu’entendez vous par un état d’absence – présence ?
Patrick Bonté. Il traduit cette idée qu’en représentation, nous demandons aux acteurs d’être dans le vif, très présents à eux-mêmes et, dans le même temps, nous souhaitons qu’ils ne se sentent pas tout à fait concernés par ce qu’ils font. Il y a ainsi une présence du corps et une absence de l’être qui sont convoqués ensemble et qui guident leurs comportements. Ils sont comme déconnectés en étant extrêmement là . Les acteurs ne sont pas sur un plateau comme dans la vie mais ils se laissent traverser par la vie. C’est une contradiction, mais c’est cela. Par exemple, le visage n’est jamais expressif, seul le regard est donné. L’émotion ne doit pas naître dans le visage, nous préférons l’exprimer par le corps, le comportement. Si le visage exprime, il banalise, il réduit la portée de la charge d’imaginaire qu’il y a dans le mouvement.
Quelle importance accordez-vous à l’image ?
Patrick Bonté. Dans nos spectacles, une part essentielle du sens passe par l’image. Nous proposons au spectateur d’entrer dans un spectacle comme il entrerait dans un tableau, en choisissant des points d’entrée, des manières de circuler.
Je repense à mon expérience de spectatrice, notamment quand j’ai vu votre création Khoom. J’ai effectivement projeté certaines images sur les danseurs et que vous n’aviez pas signifiées par des accessoires ou des objets explicites. Vous cherchez plutôt à ouvrir tous les potentiels de l’imaginaire, tous les fantasmes, toutes les projections possibles du spectateur ?
Patrick Bonté. Nous tenons à ce qu’il n’y ait pas, sur scène, d’éléments d’information qui soient de l’ordre d’un anecdotique qui limiterait l’ouverture fantasmatique dont a besoin le spectateur pour s’approprier la pièce qui est devant ses yeux. Nous préférons qu’il y ait très peu d’objets, nous privilégions des espaces sous forme de dispositifs.
En contre-point, Kefar Nahum, votre nouvelle création offre un travail très important à partir de l’objet ?
Patrick Bonté. Oui. Au hasard des tournées, nous avons trouvé des objets qui ne nous étaient pas familiers. En s’interrogeant sur leurs fonctions, nous avons eu l’idée de ce spectacle. Nous leur avons donné une tête, une autre forme, nous en avons fait des personnages. Ce sont tous des objets pauvres, des objets qui ne sont pas achevés, des morceaux d’objets qui appartiennent à d’autres systèmes. Nous essayons de faire parler un autre monde avec ses propres règles. C’est une histoire de dévoration, les objets se mangent les uns les autres. Au départ, nous l’avions intitulée « comédie cannibale », comme si un objet pouvait s’approprier la force ou la forme d’un autre et le chasser. Puis est venu cette idée qu’ils se jettent dans le vide les uns les autres. Ce travail est une autre façon d’aborder le fantasme. Les objets portent le fantasme. Le travail imaginaire du spectateur est intact, il peut tout imaginer : regardez les enfants qui jouent avec des bouts de ficelle et des morceaux de bois. C’est évidemment beaucoup plus stimulant, ils vont créer quelque chose de tout à fait unique, extrêmement riche, alors que s’ils ont la poupée complète, ils sont tout de suite dans l’imitation.
Dans votre travail, il y a comme une forme de résistance, non pas au réel, car la réalité englobe tous ces aspects, le fantasme, nos imaginaires(…) mais plutôt à une forme de rationalisation du monde. Vous résistez à une rationalité qui chercherait à donner des formes cohérentes mais aussi limitées au monde, ce qui correspond très bien au schéma privilégié de nos sociétés libérales. Votre travail offre un contrepoint, comme une respiration …
Patrick Bonté. Il est vrai que le romantisme fut quasiment contemporain de l’essor de l’industrie capitaliste. Il y a des contre-pieds possibles, de tous temps, choisis par les artistes. Ici, nous pouvons simplement dire que nous fabriquons des œuvres d’imagination qui ont peut-être un peu plus de mal à exister à une époque où le marché désymbolise beaucoup de nos valeurs et où l’art est devenu un produit dont il faut jouir et que nous consommons comme on le ferait de n’importe quelle marchandise. La création n’est plus aujourd’hui une dimension mise en avant dans l’art, nous sommes plutôt face à l’époque de la reprise, du recyclage, de la reproduction de recettes qui sont bien connues dont le but est de faire commerce. Alors qu’il y a toujours beaucoup d’invention chez les artistes.
Nous pouvons citer Pasolini qui conçoit « l’art comme une forme de résistance à la distraction». Cette formule, assez absolue, vous convient-elle ? Aujourd’hui, nous sommes effectivement dans des registres où l’art est devenu une forme de distraction comme une autre, avec une facilité de consommation ?
Patrick Bonté. Nous ne réalisons pas des spectacles pour s’opposer au monde, ni même à la distraction. Depuis Pasolini, la société a terriblement régressé dans son rapport à l’art. Le marché pourrit tous les esprits, que faire contre ce rouleau compresseur ? Tout ce que les artistes peuvent espérer, c’est que leurs créations maintiennent en vie certaines formes de sensibilité où l’humanité peut, aujourd’hui ou demain, se reconnaître des références qui lui sont essentielles — et cela n’a pas de prix. Dans nos spectacles, nous cherchons à ce que le vivant circule à l’intérieur d’un univers d’images qui mettent souvent en scène la mort ou des thématiques associées, comme le double, la chute… Des évocations où l’humour et l’étrangeté ont une place prépondérante.
L’article de Yannic Mancel dans votre ouvrage Rencontres et Décalages reprend le concept d’inquiétante étrangeté pour qualifier votre travail. Il considère que vos spectacles touchent à quelque chose d’universel grâce à cette dimension ?
Patrick Bonté. Peut-être, oui. Je suis convaincu que plus on va dans le singulier, plus on touche à l’universel. La condition d’y arriver est la capacité propre à un artiste de créer un langage qui rende partageable son univers avec le spectateur ou le lecteur. Depuis le départ, ce qui a toujours guidé notre démarche, c’est un intérêt pour le décalage, le détournement, la déstabilisation. L’idée d’explorer des univers étranges est implicite à notre travail. Je crois que c’est aussi pour cette raison que nous n’utilisons pas la parole, parce qu’elle apporterait une interprétation qui réduirait tout à fait la portée de ce qui est perçu.
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