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Patchagonia

Un homme est déjà là, sur la scène. Le torse nu, les mains sur les cuisses, courbé dans une immobilité fébrile. Ses gestes n’ont ni résonance particulière, ni finalité distincte, ils se contentent d’être. C’est à peine si on le remarque. Et pourtant, il est là, tout seul, en pleine lumière, occupé à chercher une posture plus confortable, un moyen qui lui permettrait de tenir la pose, de durer.

Á lui seul, il incarne le dérisoire de la condition humaine. Et il entraîne bientôt dans son sillage un petit groupe de personnages — hommes, femme, musiciens — habitants d’une terre aride et isolée, balayée par des vents opiniâtres. Une terre d’agonie, où l’homme est voué à l’errance, à la solitude partagée, à une quête éperdue, et vaine, du bonheur.

Telle est la Patagonie de Lisi Estaràs. Un enfer existentiel, un miroir d’humanité qui n’existe sur aucune carte routière mais résonne en chacun de nous comme un territoire vécu ou redouté. Dans ce paysage désolé, les mouvements sont lents, englués dans une torpeur morbide, puis subitement brusques, agités, comme si la vie reprenait le dessus, revendiquait ses droits dans la démesure.

Ici — ou plus tôt là-bas — les instincts habitent les gestes, les déplacements, les paroles échangées. L’homme rencontre sa part d’animalité. Il rampe comme un serpent, gratte le sol à la manière d’un taureau furieux, se cabre et s’ébroue pour échapper aux morsures des insectes attirés par la chaleur des corps. On songe à la Pampa argentine, au tango et à son alter ego sanglant : la tauromachie. Les duos ressemblent avant tout à des affrontements, à des guerres charnelles. Eros et Thanatos réunis.

La chorégraphe, née en Argentine, a nourri sa danse de ses origines. La musique, aussi. Et pas seulement des sonorités latines, mais encore de celles, slaves, héritées de sa grand-mère russe, dont on entend par moment la langue chantante.

Un mélange d’influences intimes, à la géographie variée, qui s’enracinent finalement au cœur de l’Europe, en Belgique, dans les traces des Ballets C. de la B. et de son fondateur Alain Platel, que Lisi Estaràs rejoint en 1997 et pour qui elle interprète plusieurs créations dont Vsprs. Elle lui emprunte son goût pour la marge et le hors-cadre, son recours caractéristique à la pantomime, au théâtre, au comique de geste, sa recherche du mouvement pulsionnel.
Elle va même jusqu’à reproduire la sauvagerie maîtrisée de sa danse, trop maîtrisée peut-être. Pas suffisamment imprévisible. Pas réellement libre.

Il se pourrait donc que Lisi Estaràs n’ait pas encore trouvé son identité. Même si derrière ce manque évident d’autonomie, une personnalité prend forme, douée de cette acuité de voir le monde comme il est et d’en esquisser les gestes. Pour preuve, ce corps à corps masculin qui clôt le spectacle et qui rappelle, à renfort de gémissements et de maltraitance mutuelle, le couple beckettien de Comment c’est : deux hommes dans la boue, l’un qui torture l’autre pour le faire parler, tirant de cette complicité sadique un reste de tendresse humaine. Lisi Estaràs n’aurait-elle pas compris, comme Beckett, tout à la fois l’absurdité de l’existence et la beauté du dérisoire ?

20h30, les Ballets C. de la B., 5 danseurs, 3 musiciens, création

— Chorégraphie : Lisi Estaràs
— Musique : Tcha Limberger
— Interprétée sur scène par Tcha Limberger, Vilmos Csikos, Benjamin Clement
— Dramaturgie : Guy Cools
— Conseil artistique : Samuel Lefeuvre
— Scénographie
: Peter De Blieck
— Costumes : Dorine Demuynck
— Lumières : Carlo Bourguignon
— Son
: Sam Serruys
— Dansé et créé par Melanie Lomoff, Ross McCormack, Nicolas Vladyslav,
Sam Louwyck 

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