Jo-ey Tang et Shanta Rao
Patch
Le patch et ses diverses connotations constituent pour Shanta Rao et Jo-ey Tang un support cognitif, et servent de guide spirituel et matériel à leurs pratiques respectives. En anglais, le terme «patch» peut renvoyer à un fragment de code informatique destiné à corriger temporairement un bug; cela peut aussi désigner un petit morceau de tissu que l’on pose pour rapiécer un vêtement, un substitut à la cigarette, une période de temps indéfinie, un pansement posé sur une lésion ou sur un œil blessé, un bout d’étoffe porté comme décoration ou comme signe d’appartenance, un lopin de terre ou un espace d’exposition. Lorsque deux artistes exposent ensemble, la conscience du spectateur constitue une forme de patch indispensable à la compréhension.
Les œuvres de Shanta Rao (franco-indienne, elle vit et travaille à Paris) évoquent la question du devenir. Empruntant des trajectoires transformatives par un processus à la fois informatique et mécanique, les objets d’origine — texte, son ou image — deviennent à même d’entrer en coalescence avec la matière et s’incarner en avatars: des pixels agissant à la manière des particules impactent des plaques de cuivre; des aplats d’encre phagocytent des images matricielles; des fréquences hertziennes traduites en données audionumériques se matérialisent en matière molle; des gestes deviennent diagrammes puis paysages électroniques; des algorithmes donnent forme à des surfaces caoutchouteuses; des photos de guerre et d’émeutes mutent en courbes vectorielles; des textes littéraires se font sérigraphies dont le motif trouve sa source dans le code binaire.
Pourtant, il ne s’agit pas là d’un art numérique qui se manifesterait dans des dispositifs immatériels, ou se matérialiserait via des machines inféodées au paradigme informatique — comme les imprimantes 3D. Il faut plutôt y voir une pratique artistique située au croisement du code informatique et de ses amplifications matérielles, artisanales en l’occurrence. Un changement de langage, de forme, de matériau.
Fonctionnant de manière autonome et dans le cadre d’installations, les œuvres de Shanta Rao résultent d’une approche combinatoire où se mêlent des techniques bi et tridimensionnelles: sérigraphies, procédés d’impression revisités, installations numériques, photogrammes, moulages — avec une prédilection pour les matériaux souples comme le caoutchouc ou l’élastomère, mais aussi pour les plastiques ou les métaux, tel le cuivre.
Dans «Patch», Shanta Rao présente des œuvres qui oscillent entre l’illusion d’un espace profond et la qualité tactile de la surface. Tirées d’images matricielles basées sur cette forme élémentaire qu’est le pixel, les œuvres définissent et affrontent une forme de mutabilité: encre noire sur fond noir, anfractuosités mates sur des surfaces brillantes, images qui par porosité s’interpénètrent et s’absorbent les unes les autres, oscillant entre abstrait et concret.
Les œuvres de Jo-ey Tang (américain né à Hong Kong, vit et travaille à Paris) jouent sur les mutations des formes originaires à travers le temps. Les passages du son à l’image, puis à l’objet, au texte et à la peinture forment de nouvelles généalogies matérielles et technologiques, et créent une suture entre le caractère physique des matériaux et les questions spirituelles et philosophiques sur la vie et la mort, leurs implications et leur caractère inéluctable.
Speaker (œuvre, en cours, commencée en 2010) l’illustre bien: l’enregistrement numérique d’un bruit d’obturateur d’appareil photo au 1/60 de seconde a été étiré jusqu’aux limites ce qui est techniquement possible — soit une dizaine d’heures. Le résultat a d’abord été envoyé comme communiqué de presse audio pour annoncer une exposition. La forme originelle — une image vide – est ensuite transposée dans l’objet, dans la vidéo puis dans l’image, avant de revenir au son: on la retrouve ainsi dans une poterie Maya ou dans la lueur d’une lampe en laiton oxydée par la chaleur; dans une vidéo qui montre la documentation relative à l’objet sonore, bloquant le passage dans une galerie; dans un cliché numérique de l’installation, imprimé au dos d’un papier de boucherie qui a servi de protection lors de la création des œuvres au cirage sur papier photo non exposé; dans la vibration que provoque ce papier maculé de cirage au contact d’un instrument de musique photosensible créé par l’artiste en collaboration avec sa sœur Jeanie Aprille Tang — musicienne spécialisée dans l’improvisation
électroacoustique.
L’ensemble des versions de Speaker sont considérées comme une seule et même œuvre, même si chacune occupe un nœud spécifique d’espace-temps. Elles ne sont jamais toutes montrées simultanément.
Pour «Patch», Jo-ey Tang présente un triptyque reposant sur ses œuvres précédentes, Documents from Like An Intruder, The Speaker Removes His Cap (2014). Des feuilles de plastique adhésif ont permis de fixer tels quels les mégots de cigarettes abandonnés par les visiteurs lors de son exposition individuelle «Like An Intruder, the Speaker Removes his Cap», à la galerie Joseph Tang (Paris, 2014). Ces feuilles ont ensuite été imprégnées de gouttes de thé — un thé aux fleurs de pois papillon acheté par l’artiste sur l’Île de Ko Chang (Thaïlande).
Chaque panneau du triptyque — deux d’entre eux étant coupés au quart de leur taille initiale — repose sur des «documents» variés. L’artiste a dispersé les panneaux originaux dans différents triptyques pour former ce qu’il appelle «un état de séparation inextricable, une auto-extraction du soi». Le thé produit diverses nuances de bleu et de violet rappelant les cyanotypes; on l’utilise comme colorant alimentaire en Asie du sud-est, comme antidépresseur dans la médecine Ayurvédique, ou comme aphrodisiaque dans la médecine chinoise. Des recherches récentes ont mis en évidence qu’il contenait des agents antimicrobiens et anti-cancérigènes. Le geste artistique de Jo-ey Tang tient donc autant d’une recherche matérielle et physique, que d’une perspective idéologique et philosophique.