A travers cette série d’œuvres de verre, Pascal Convert redonne tout son sens au terme de «passion», et balaie les différentes significations du concept, en revenant notamment sur son étymologie. Car la passion n’est pas que la flamme dévorante de l’amour qui irradie notre cœur, exalte notre sensibilité, et place notre existence sous le signe d’un être ardemment admiré et désiré.
L’étymologie latine rappelle en effet que la «passion» nous met avant tout dans une position de «passivité», comme quelque chose que l’on subit, que l’on endure. La tradition chrétienne, quant à elle, illustre bien ce sens premier à travers les souffrances de Jésus et le chemin qui le mena jusqu’à la crucifixion. Pascal Convert se saisit ainsi de cette figure christique, à travers trois sculptures de verre qui constituent le cœur de sa nouvelle exposition. Il s’agit en réalité de Christs en bois qu’il aura récupérés, puis faits cristalliser par le maitre verrier Olivier Juteau. Par un long, patient et périlleux procédé, ces Christs de bois se transmutent alors en Christs de verre.
Par leur nombre même, ces Christs rappellent donc le dogme chrétien de la Trinité, tandis que leur nom entre en résonnance avec l’intitulé de la série, Cristallisation, qui désigne quant à lui le processus de fabrication des œuvres. Ces trois Christs incarnent surtout des figures iconiques de la souffrance humaine. Le Christ représente en effet l’innocence sacrifiée par l’aveuglement et l’ignorance humaine, celui qui vient sur terre pour racheter nos péchés et nos sacrilèges, et nous guider vers la lumière sacrée.
Ainsi, la première figure de Cristallisation nous montre un Jésus crucifié, bras levés, nuque brisée, jambes serrées, pieds croisés. Nous remarquons des trous sur la paume de ses mains et sur la plante de ses pieds. Fait marquant, Jésus est ici présenté de dos. Son visage et son corps sont enfoncés dans un bloc de plâtre, nous donnant alors une impression d’étouffement et d’écrasement.
Au contraire, ses avant-bras et ses mollets, quoique marqués par la crucifixion, planent au-dessus du lourd bloc de plâtre, comme s’ils survolaient pardessus le monde terrestre et entamaient l’ascension de Jésus vers les cieux. L’esprit sain semble finalement se dégager des pesanteurs de la matière. Les bras et les jambes du Christ de verre sont d’ailleurs translucides, comme si son corps se dématérialisait peu à peu pour se rapprocher de la lumière divine.
Cristallisation n°2 présente Jésus allongé sur le dos en position de gisant, bras gauche le long du corps, bras droit replié sur le torse. Un drap est enroulé autour de ses hanches, alors que les boucles de ses cheveux frôlent ses épaules. Son corps de verre est parsemé de taches blanches, fondu dans une épaisse couche de plâtre faisant office de bière ou de lit mortuaire. De ce bloc de plâtre, servant de socle à la statuaire, dépassent des branches métalliques provenant de l’armature du moule. Leur couleur rouille et leurs bras distordus ne sont pas sans rappeler la couronne d’épines du Christ, qu’on lui aura attribuée lors de son chemin de croix. Les éléments structurels et techniques ayant servi lors du processus de cristallisation du Christ en bois sont donc rendus visibles, et viennent traduire symboliquement l’épisode de la Passion du Christ.
La dernière figure de Cristallisation montre un Christ amputé, véritable cul-de-jatte, homme-tronc, ou statuaire grecque brisée. Les jambes sont en effet coupées au-dessus du genou, le ventre est lacéré, les bras ont été cassés ou arrachés: Jésus gît, yeux clos, côtes saillantes, avec sa couronne. Mais à travers le corps démembré, on perçoit les différentes strates qui traduisent le procédé de fabrication employé par Pascal Convert. A l’intérieur de ce Christ gris, on perçoit des morceaux de charbon de bois enveloppés dans le verre. D’ailleurs, Reliques vient compléter notre Christ amputé. Ses membres sont présentés à part, et l’on remarque encore à l’intérieur de leur structure des bouts de bois carbonisés, comme s’il s’agissait des os du corps humain.
Ainsi, les figures translucides traduisent une combustion complète du Christ en bois dans le procédé de cristallisation, tandis que les figures à l’apparence grisâtre contiennent encore les vestiges de la figure christique originelle, dont le bois aura certes cramé, mais n’aura pas été complètement consumé. Nous retrouvons d’ailleurs ces mêmes symptômes liés à la combustion dans la série Fragments de Bibliothèque. Soit les livres sont diaphanes, soit ils contiennent encore en leur cœur les résidus gris et cramoisis de l’ouvrage original. Les couvertures sont souvent creusées, rongées, arrachées. A l’arrivée, ces processus de cristallisation pourraient apparaître comme une geste de destruction, à l’image d’un autodafé, ou comme un geste iconoclaste qui profanerait la figure sacrée de Christ. On en retiendra bien plutôt leur grande force d’évocation. Evocation des souffrances et de la Passion du Christ, mais également de la vulnérabilité de la chair et de la fragilité de la parole humaine, que l’on peut briser comme du verre.
Les livres de verre et les membres du Christ se trouvent disposés autour d’une figure de madone sculptée dans un bloc de verre extrêmement massif. Pourtant, malgré l’épaisseur du verre, la sculpture donne l’impression qu’elle peut vaciller à tout moment, comme une flamme ou comme une larme. Elle représente d’ailleurs un visage en proie aux tourments, bouche ouverte, yeux suppliants, comme si la madone était en pleine prière ou se lamentait. Derrière elle, la photographie Eté 1939 apporte un contrepoint plus léger et poétique, avec un couple en pleine étreinte exprimant toute l’ardeur de la passion amoureuse.
Enfin, Treblinka nous replonge dans les épisodes tragiques de l’Histoire, en ravivant la mémoire des juifs déportés en Pologne entre 1942 et 1944. Cette œuvre reproduit quatre double-pages issues de carnets écrits en yiddish rapportant les souffrances et les traitements infligés à ces populations. Ici, les mots ont été gravés au laser dans du verre bleu cobalt.
Aux qualités esthétiques indéniables de l’écriture yiddish vient donc s’ajouter l’intensité de ce bleu de cobalt. Les doubles-pages s’ouvrent devant nous comme un immense livre. Une structure métallique représente la tranche du livre, fixée au mur de la galerie. Les récits rendent compte des spoliations, des enlèvements, et des déportations dans les ghettos. Dans les convois de la mort, les gens étouffent et le narrateur nous rapporte la violence qui s’abat sur lui et ses proches. La passion se comprend ici comme les atrocités que les hommes subissent, qu’on leur inflige, et qui laissent une trace durable, quasi indélébile, dans la mémoire collective et le cours même de l’Histoire.
Å’uvres
— Pascal Convert, Cristallisation n°1, 2013. Verre, plâtre, métal, charbon de bois. 135 cm x 90 cm x 25 cm ép. Maître verrier Olivier Juteau. Vue d’atelier
— Pascal Convert, Cristallisation n°2, 2013. Verre, plâtre, charbon de bois. 140 cm x 50 cm x 25 cm ép. Maître verrier Olivier Juteau. Vue d’exposition.
— Pascal Convert, Été 1939, archive privée, 2014. 40 cm x 29,5 cm. Tirage par contact platine-palladium sur papier pur lin. Vue d’exposition
— Pascal Convert, Treblinka, 2014. Manuscrit M.Baum 2/200/20000. p. 134-135, 144-145. Verre bleu cobalt 8 mm ép. 2 volumes 110 cm x 150 cm chacun. Vue d’exposition
— Pascal Convert, Treblinka, 2014. Manuscrit M.Baum 2/200/20000. p. 144 et 145. Verre bleu cobalt 8 mm. 2 volumes 110 x 150 cm. Vue d’atelier