Voir (ou revoir) une exposition de Roman Opalka, des autoportraits photographiques en noir et blanc aux peintures grand format saturées de nombres − ses Détails−, est toujours une expérience singulière. Du temps, de l’existence. Pour lui, l’œuvre se confond avec la vie, non pas à la manière de Marcel Duchamp ou de Fluxus, dans un rapport de stricte équivalence, mais parce qu’elle en manifeste la durée, la substance subjective et universelle. Son art est «une promenade où tous les pas sont conscients» et dont le terme ne peut être que la mort: la sienne. Une équation à une inconnue. D’où le symbole de l’infini à la fin du titre, unique, donné à l’œuvre: «Opalka 1965/1-∞».
Ainsi, depuis 1965, Roman Opalka accomplit son «sacrifice pictural» selon un protocole immuable. Chaque matin, l’artiste bientôt octogénaire s’installe devant son chevalet, face à une toile vierge de format identique où il peint avec minutie une suite croissante de nombre, en blanc sur fond noir, de gauche à droite. D’abord le 1, puis le 2, puis le 3…
En 1972, il atteint le million. C’est à cette date qu’il décide d’ajouter un pourcent de blanc au fond de chaque nouveau tableau. Sa pratique évolue alors vers un effacement progressif, en une tentation renouvelée de monochrome. Le non visible rejoint le non fini. L’absence de couleur devient quête d’absolu.
Chez Yvon Lambert, la présence de l’artiste, magnifiée par le très bel accrochage, est palpable. Sa voix enregistrée, qui énumère méthodiquement les nombres peints en polonais, emplit l’espace. Son visage impassible, photographié dans sa neutralité à la fin de chaque séance de travail, se décline sur les murs et dans le temps. Au fur et à mesure de notre déplacement dans l’exposition, il prend de l’âge — mais pas de façon exponentielle, plutôt par saut de puce, par séries de 6 ou de 15. «La dynamique de l’existence n’est pas régulière» nous dit l’artiste. Et cette existence a trouvé ici son espace-temps, son rythme.
Si Roman Opalka, depuis plus de quarante ans, «compte» inlassablement à l’aide de son pinceau n°0, sa pratique s’apparente davantage à un décompte. Les nombres y seraient à l’image des grains de sable d’une clepsydre qui se vide. L’œuvre, un projet de vie dont les contours s’estomperaient, en Sfumato, jusqu’à leur disparition. Et ainsi, davantage qu’une exaltation de la peinture ou une remise en cause de cette dernière, au-delà du seul investissement physique et mental de l’artiste dans une tâche obsessionnelle et monotone, son art révèlerait la mort comme manque et définition de l’être.
— Roman Opalka, Opalka 1965 / 1 – ∞. Détail, Photographie noir et blanc
— Roman Opalka, Opalka 1965 / 1 – ∞. Détail, Huile sur toile