Après un parcours d’interprète, vous signez en 2010 Professor, votre première pièce en tant que chorégraphe. Comment êtes-vous passée du statut d’interprète à celui de chorégraphe?
Maud Le Pladec. J’ai toujours cultivé, en parallèle de mon parcours d’interprète, un espace d’expérimentation théorique et pratique. Pendant sept ans j’ai fait partie du collectif Le Club des cinq. Nous travaillions sur l’expérimentation et la création d’un laboratoire d’expériences plus ou moins sensibles. L’enjeu était de soulever des questions et de tenter d’y répondre.
Les expériences réalisées avec le collectif ne s’incarnaient pas nécessairement dans un projet visible ou partagé avec un public. Cela étant, nous expérimentions des formes régies par des modalités de travail et de monstration.
Dans le cadre du collectif j’ai également cosigné avec Mickael Phelippeau la pièce Fidelinka, présentée aux Laboratoires d’Aubervilliers en 2004.
Parallèlement, j’ai fait des études théoriques en danse à l’université de Paris 8 et auprès de Laurence Louppe. Entre 2004 et 2009, j’ai poursuivi la réflexion théorique avec la rédaction d’un mémoire autour de la question d’interprétation en danse.
J’ai un temps arrêté la recherche et la création pour me consacrer à mon parcours d’interprète. Puis j’ai «rencontré» la musique de Fausto Romitelli et avec elle l’envie de créer à nouveau.
Pourquoi avez-vous choisi de travailler sur la musique de Fausto Romitelli et spécifiquement sur Professor Bad Trip?
Maud Le Pladec. J’ai découvert l’œuvre de Fausto Romitelli au travers de Trash TV Trance, qui est un solo pour guitare électrique. J’ai choisi de travailler sur Professor Bad Trip pour des raisons pratiques. La durée du solo Trash TV Trance est de douze minutes, or je voulais monter une pièce plus longue et Professor Bad Trip se prêtait parfaitement au format d’une pièce chorégraphique.
Cependant, le choix de cette composition en particulier ne s’est pas limité à de pures raisons pratiques! Professor Bad Trip est une des œuvres les plus puissantes de Romitelli: très dense, très complexe, extrêmement riche. Elle offrait donc un champ d’interprétations possibles, un panel de fictions et de possibilités dans un espace chorégraphique.
Travailler à partir de la musique de Fausto Romitelli, et précisément sur Professor Bad Trip, résulte de plusieurs paradoxes. D’une part, je n’avais pas envie de travailler sur cette partition puisque c’est véritablement Trash TV Trance qui m’avait interpellé. D’autre part, quand j’ai choisi Professor Bad Trip, je ne voyais pas comment il était possible d’y poser un geste chorégraphique. Cette composition existe très bien par elle-même. Elle n’a, à mon sens, absolument pas besoin que l’on y rajoute du corps.
Finalement la pièce résulte d’un conflit interne: le désir de vouloir utiliser cette musique et l’impossibilité de le faire.
De quelle façon êtes-vous entrée dans cette musique?
Maud Le Pladec. En l’écoutant beaucoup. J’ai d’abord voulu apprendre à connaître Fausto Romitelli et sa démarche. Professor Bad Trip est une œuvre manifeste. Cette pièce dit quelque chose du monde mais aussi de la vision de cet homme sur le monde. Romitelli parle d’une dérive chaotique. C’est presque un arsenal, une masse sonore écrite avec beaucoup d’élégance, un formalisme pur mêlant narration, fiction et abstraction.
J’ai donc eu envie de traduire physiquement tout ce que j’entendais, mais aussi d’épouser la démarche du compositeur. Je suis allée puiser dans ses sources d’inspiration, notamment dans les textes d’Henri Michaux: Connaissance par les gouffres, Misérable Miracle ou encore Infini turbulent. J’ai voulu utiliser les mêmes mécanismes mais aussi rendre concrète et visible cette musique.
Avec Professor vous faites le pari de traduire chorégraphiquement tout ce que l’on entend de la partition de Fausto Romitelli. S’agit-il d’une exégèse (analyse interprétative) ou d’une traduction (fait de transporter dans un autre langage)?
Maud Le Pladec. Il s’agit des deux! Ce sont des notions sur lesquelles j’ai beaucoup réfléchi aussi bien dans mon travail théorique autour de l’interprétation que dans ma pratique. Aujourd’hui on ne parle plus de danseur mais d’interprète, ce qui soulève bon nombre de questions.
L’exégèse c’est «mener hors de», donc hors du contexte. Il s’agit d’une étude profonde et critique du sens. Partant de cette définition, on peut dire que j’ai analysé l’œuvre de Fausto Romitelli, que je l’ai conduite hors de son contexte. Ce transfert s’est établi sur plusieurs niveaux: du champ musical au chant chorégraphique, mais aussi d’une vision à une autre posant par là -même la question de la dérive du sens. Je prends en compte le sujet d’origine et en même temps je donne une vision interprétative.
La traduction, quant à elle, est le fait d’interpréter le sens d’un texte dans un autre langage. Le danseur est un interprète, le langage chorégraphique lui est spécifique. On peut donc dire qu’il y a traduction puisque j’opère un passage du langage musical au langage chorégraphique.
Je propose une trace visuelle, concrètement c’est ce que l’on voit. Ce sont d’autres modalités de travail et de rendu. Les deux termes ne sont pas antinomiques.
Dans la construction de votre pièce, y a-t-il un parti pris chorégraphique dans le fait de s’attacher ou non à tel instrument, tel masse sonore, etc.?
Maud Le Pladec. Même si l’œuvre de Romitelli est extrêmement lisible, je voulais qu’à travers la danse on puisse pointer certains détails. Il s’agit de donner à voir la micro écriture de la pièce.
Nous avons travaillé par immersions successives. Je demandais aux interprètes d’improviser sur la musique au moment où ils l’entendaient. Le geste devait être une extension de celle-ci. Nécessairement la question du choix se posait au vu de la profusion de choses que proposait Professor Bad Trip.
Au cours du travail préparatoire les interprètes expérimentaient seuls. Je filmais les séances. Ensemble nous visionnions les vidéos avec toujours en tête la même question: ce que je fais est-ce ce que j’entends? Le geste proposé est-il assez proche de la matérialité du son, de sa forme, de son intensité? Il fallait trouver le geste juste, ce qui donne sans doute cette dimension très précise et coupée au scalpel du projet.
Avec Professor vous expérimentez un corps à corps singulier entre autorité musicale et écriture chorégraphique. Comment le corps a-t-il été pensé?
Maud Le Pladec. Pour Professor, on m’a parlé d’inversion. En danse on part, la plupart du temps, du corps. Or je suis partie de la musique pour créer des corps. Habituellement on danse sur la musique, elle accompagne le geste. Le corps vient en premier dans le processus de création. J’ai inversé le rapport en donnant une place première à la musique. Le corps est ici une sorte de médiateur, ce qui n’empêche pas la corporéité, l’intensité et la performance physique.
Je mets l’accent sur la friction entre ce que l’on entend et ce que l’on voit. J’ai eu l’ambition d’un corps précis, au service du projet musical. Il n’est question que de corps, qu’ils soient musicaux, dansant ou spatiaux. L’incarnation est au centre du projet. En revanche, il s’agit d’une approche objective — la littéralité de la traduction rend la danse objective.
Généralement dans mon travail il y a une forme de distance. Je regarde toujours à travers quelque chose. Professor ce sont des réponses aux réponses que Romitelli apporte à ses propres questions. Il y a une mise en abîme. Cette relation à l’objet, un peu distanciée, est très importante.
Peut-on parler de l’écriture d’une partition gestuelle?
Maud Le Pladec. On m’a demandé d’écrire une partition. J’ai inventé un système symbolique très simple pour retranscrire le début de la troisième leçon. Cependant pour retranscrire la totalité de la pièce il aurait fallu un système de notation plus complexe Laban ou Benesh par exemple.
En se demandant si Professor est une partition chorégraphique cela nous ramène à l’écriture du geste. Evidemment il s’agit d’une pièce extrêmement écrite, millimétrée. Il serait intéressant de la noter afin qu’elle puisse être remontée plus tard, mais aussi pour qu’elle puisse appartenir à un répertoire, et avoir une inscription.
Noter Professor c’est la faire exister sous une autre forme et donner la possibilité d’une autre interprétation. Je suis pour le sabotage et le pillage! Si ma pièce est écrite aujourd’hui et qu’elle est interprétée demain, qu’ils la sabotent! J’ai une approche très décomplexée en ce qui concerne mon travail et en même temps très respectueuse lorsqu’il s’agit de travailler sur les œuvres des autres.
Vous parlez de micro et de macro écriture, pouvez-vous développer?
Maud Le Pladec. En général quand j’utilise une pièce je commence à faire une analyse strictement formelle. Accompagnée d’un musicien, je décrypte et dégage les périodes, les grands mouvements de l’œuvre. C’est ce que j’appelle la «macro écriture». Ces grandes périodes que j’identifie me permettent de construire la dramaturgie de la pièce. C’est une trame dans laquelle j’imagine ce que je nomme la «micro écriture», c’est-à -dire le geste.
En 2011, vous prolongez votre recherche sur la musique de Fausto Romtelli en créant le second volet de ce diptyque, Poetry. Qu’est-ce qui vous a poussé à poursuivre cette exploration?
Maud Le Pladec. Dès le départ je voulais travailler sur Trash Tv Trance. Avec Professor j’avais rempli les premières conditions que je m’étais imposées pour un premier projet: une pièce qui ne soit pas un petit objet, ni un solo dans lequel je danserais.
Au départ, je pensais faire une pièce de douze minutes et François le Pillouër, directeur du TNB, a proposé de coproduire cette pièce. J’avais les moyens de faire une pièce plus conséquente. Tom Pauwels a imaginé une extension musicale des douze minutes romitelliennes pour créer une pièce d’une heure dans laquelle je danse.
Poetry continue d’explorer ces zones de frictions entre la musique et la danse en apportant d’autres réponses à la question de la littéralité. Avec Poetry, j’ai travaillé sur le contrepoint en proposant un geste qui n’est absolument pas connecté au son. J’ai créé un espace entre ce qu’on entend et ce qu’on voit, jouant sur la dissonance. Pour ce faire, nous avons travaillé avec des monitors sur une partition musicale qui se greffe aux compositions de Romitelli et de Tom Pauwels. Mais il faut voir la pièce!
Vos projets pour la suite…
Maud Le Pladec. Professor et Poetry tournent, elles seront jouées au CDN de Montreuil du 3 au 19 décembre 2012.
Je travaille également sur un projet qui a commencé en 2012 et qui se terminera en 2014 autour du collectif new-yorkais Bang On A Can et de ses trois membres fondateurs: David Lang, Julia Wolfe et Michael Gordon. Je construis à partir de leurs œuvres mes trois prochaines pièces.
Le solo de Julien Gallée Ferré est déjà créé et tourne. La prochaine pièce sera pour 2013. Il s’agira d’une confrontation entre la musique de Julia Wolfe et celle de Francesco Filidei. Le troisième volet aura lieu en 2014 dans le cadre de la Biennale de Lyon et aussi à New York dans le cadre de Dance Move. Ce sera une pièce pour six danseurs autour d’une œuvre de Michael Gordon. Pour le moment je n’en sais pas plus…
Informations
Professor et Poetry
Maud Le Pladec, Fausto Romitelli
Nouveau Théâtre de Montreuil
Du 3 au 18 décembre 2012
Poetry est présenté en deuxième partie de soirée après Professor les 8 et 15 décembre 2012.
Lundi à 20h30; jeudi vendredi et samedi à 19h30; dimanche à 17h
Relâche: mercredis et dimanche 16 décembre 2012