L’édition 2012 de Paris Photo aura donc été «exceptionnelle», et le marché florissant. Les plus grands collectionneurs du monde ont fait le déplacement, les ventes ont été nombreuses et d’un excellent niveau, la qualité des œuvres remarquable. Quant à la fréquentation, elle a battu tous les records, en augmentation de 6%. «Paris Photo est de loin la meilleure foire de photographie du monde qui réunit des professionnels et des collectionneurs de très haut niveau», se félicite un galeriste après avoir «réalisé quelques ventes exceptionnelles», dont un ensemble de clichés noir et blanc de Candida Höfer pour la somme de 290 000 euros.
Comme s’il était nécessaire de rajouter des superlatifs à l’euphorie générale, le bilan officiel de la foire cite encore la responsable du département photographie d’une grande institution française, qui a manifestement quelques difficultés à rester sur sa réserve de… professionnelle: «Paris Photo est la semaine la plus excitante que, nous, professionnels de la photographie puissions connaître. Paris Photo est une plateforme riche de rencontres avec les professionnels du monde entier, c’est très clairement la foire où le meilleur du marché est présenté dans les meilleures conditions. La sélection est excellente, à noter le travail exceptionnel des galeries françaises, les éditeurs proposent une sélection très inventive», etc., etc.
Satisfaction des ventes exceptionnelles; excitation des rencontres entre professionnels; plaisir à passer de «meilleur» en «meilleur»; volupté à évoluer sous la nef majestueuse du Grand Palais que la photo a par magie transformé en un monde enchanté où tout est excellence, exception et inventivité.
Il y aurait donc dans ce monde enchanté, les professionnels qui vendent, les professionnels institutionnels qui se rencontrent, et les collectionneurs qui bénéficient d’égards à proportion de leur supposée capacité financière. Puis il y aurait les autres, les visiteurs qui, eux, n’ont que leurs yeux pour regarder. Regarder les œuvres peut-être, mais aussi le spectacle de ces professionnels satisfaits, planant comme en apesanteur dans cette magnifique bulle de verre dans laquelle le Grand Palais les enveloppe à l’écart du vrai monde et des dynamiques de la photographie. Comme si ce moment rare, suspendu entre l’oubli du passé et le déni du futur, risquait de ne plus se renouveler de sitôt. Comme si les avalanches de superlatifs visaient aussi à conjurer le sentiment de l’imminence d’un basculement.
Car les professionnels n’ignorent évidemment pas que l’exceptionnel succès de Paris Photo 2012 vient de loin, et qu’il se situe à l’intersection de deux séquences historiques pleines d’enseignements.
La première séquence mène de l’exact milieu du XIXe siècle aux années 1980. C’est celle de l’exclusion farouche de la photographie hors du domaine de l’art. Durant cette période, certains artistes ont bien sûr utilisé la photographie. Mais de façon ponctuelle, ou comme un outil d’expérimentation, ou encore, dans le Land Art et le Body Art en particulier, comme document ou élément introduits dans des œuvres ostensiblement non photographiques. Cet ostracisme à l’encontre de la photographie vient du fait qu’elle est une production de la société industrielle, qu’elle substitue l’automatisme d’une machine à l’habileté manuelle de l’artiste, et qu’elle est réputée de nature documentaire supposément incompatible avec les conceptions largement admises de l’art.
Ces mécanismes de relégation de la photographie hors du champ de l’art vont fonctionner tant qu’elle se maintiendra dans le domaine de l’usage, tant qu’elle pourra remplir sa mission d’informer, de soutenir un régime de vérité documentaire. En somme tant qu’elle ne sera pas concurrencée par d’autres images, notamment la télévision, dans sa mission de fournir des images crédibles, sinon justes ou vraies, du monde.
C’est au cours des années 1970 que débutera en Europe le basculement, c’est-à -dire le processus d’obsolescence de la photographie, à mesure que se creusera l’écart entre ses capacités figuratives et les demandes sociales en images.
On verra alors apparaître et prospérer des manifestations photographiques telles que les Rencontres d’Arles ou le Mois de la photo, et un nombre sans cesse croissant d’autres initiatives dont le point commun sera de procéder à une inversion des regards. Dès lors, les images seront moins considérées pour leur contenu documentaire que pour leurs formes. La photographie passera alors du domaine du document à celui de l’expression, voire à celui d’un art photographique — distinct de l’art contemporain. Ce stade de l’expression ou de l’art photographiques affirmera — dans les pratiques, les formes, les espaces et les modes de diffusion — ses différences avec la photographie-document, notamment celle de presse.
La seconde séquence s’enclenche, dans le monde de l’art cette fois, au début des années 1980 dans le sillage de l’effondrement des avant-gardes et de l’émergence de la société postindustrielle d’aujourd’hui. Déliés des doctrines modernistes et avant-gardistes, les artistes pourront alors vraiment faire de l’art avec «n’importe quoi», et s’emparer de la photographie qui deviendra ainsi l’un des matériaux majeurs de l’art contemporain.
Cela en convergence avec les intérêts du monde et du marché de l’art dans lesquels le matériau-photographie acquerra une place de premier plan, comme on peut le constater à Paris Photo qui, plus proche de la Fiac que des salons et festivals de photographie, accueille la «photographie des artistes» plus que l’«art des photographes».
Car ce n’est pas la photographie — ses pratiques, ses formes, ses usages et sa culture — qui ont accédé à l’art contemporain, mais des artistes qui ont adopté le matériau-photographie pour faire œuvre dans le champ de l’art de l’après-modernisme.
L’«art des photographes» ne s’est pas métamorphosé par magie en «photographie des artistes», pas plus que le champ de la photographie ne s’est dissout dans celui de l’art contemporain. En fait, on assiste à la fin du XXe siècle à deux mouvements conjoints. D’un côté, l’incapacité de la photographie à satisfaire les demandes sociales en images crée une situation d’obsolescence qui se traduit par un glissement des pratiques du document vers l’expression. Tandis que, d’un autre côté, la fin du modernisme autorise les artistes contemporains à utiliser le matériau-photographie dans l’art.
Tous ces mouvements qui fondent le succès de Paris Photo, ont eu pour autre mérite d’infirmer dans les faits les vieilles thèses essentialistes selon lesquelles «la photographie» serait par nature incompatible avec l’art et assignée au rôle de document.
Mais il est probable que d’autres mouvements d’ampleur viendront, du côté de ladite «photo-numérique» et des réseaux cette fois, affecter profondément l’équilibre actuel.
Les bouleversements qui ont antérieurement redessiné les frontières entre les images se sont opérés dans un univers d’images-choses concrètes, matérielles, fixes sur papier, que l’on peut acquérir et vendre, toucher et admirer. Les images numériques appartiennent, elles, à une nouvelle galaxie, celle des flux. Elles sont virtuelles, impalpables. Leur territoire n’est plus le mur ou l’archive, mais les écrans et les réseaux planétaires.
Que vendra-t-on donc dans les foires de demain? Des impressions sur papier d’images virtuelles ? Mais ce serait les figer, les transformer en choses, en autre chose que ce qu’elles sont. Ce serait les dénaturer en les soumettant aux conditions d’un temps et d’un monde dépassés, et infliger à ces images une immense régression, une totale perte de sens… Quant aux galeries et aux artistes qui imprimeraient sur papier les images-écrans, ils se mettraient à l’écart de l’époque qui arrive, sourds et aveugles à ses dynamiques et à sa contemporanéité.
André Rouillé
L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.