Présentation
Chantal Pontbriand, Elvia Rosa Castro Martin, Héctor Antón Castillo
Parachute n° 125. La Habana
Comment appréhender le phénomène de l’art contemporain dans un contexte comme celui de La Havane ? Cuba, insulaire géographiquement, vit sous le régime castriste depuis 1959, mais n’est pas pour autant à l’abri des mouvements internationaux. La révolution de la fin des années 1950 est le fruit d’idées politiquement érudites qui ont traversé mers et océans avant de contaminer ce pays. Très liée à l’Europe, à l’Amérique latine et du Sud dans ses fondements intellectuels, la révolution cubaine s’est affranchie de la domination espagnole et américaine qui sévissait alors et qui s’y était installée depuis le début du siècle dernier. L’arrivée de Castro a bouleversé de nombreux systèmes sociaux, dont celui de l’éducation, ce qui fait qu’aujourd’hui, les Cubains sont notoirement plus éduqués que ne le sont les ressortissants de la plupart des pays pauvres de l’hémisphère Sud. En ce sens, l’influence soviétique se fait encore sentir aujourd’hui malgré le retrait de l’appui de l’URSS après son démantèlement en 1989, ce qui mena à une grave crise économique à laquelle on se réfère en la dénommant la «période spéciale».
La plupart des artistes et des critiques qui contribuent à ce numéro ont vécu cette «période spéciale» alors qu’ils arrivaient à maturité sur le plan intellectuel ou qu’ils commençaient à s’affirmer en tant que tels. Dès les années 1980, la Biennale de La Havane est créée et ouvre la situation au monde, en développant des axes particuliers sur des régions du monde se situant en «périphérie» des chefs-lieux de l’art contemporain occidental. L’art «cubain» devint rapidement sollicité dans le milieu des collectionneurs américains et européens, et depuis, un bon nombre d’expositions lui ont été consacrées dans des musées et des galeries à travers le monde. La géopolitique de l’art contemporain ne peut plus se permettre d’ignorer ce qui se produit à La Havane depuis les deux dernières décennies. Bon nombre d’artistes ont même émigré, surtout dans les années 1980 et 1990 ; la tendance aujourd’hui est plus diversifiée, alors que des personnalités influentes ont choisi de continuer à habiter La Havane, principalement, tout en poursuivant (ou non) une carrière «internationale».
Le moment présent est particulièrement intéressant puisqu’il est de toute évidence celui d’un entre-deux sur les plans politique et social. Les récents événements qui concernent la santé du célèbre et omniprésent leader cubain l’ont amené à procéder à une délégation de pouvoirs qui laisse déjà présager que l’ère du changement s’annonce. Mais quel changement ? Nul ne s’aventure à faire des prédictions dans le climat actuel. La Havane existe, tache blanche et décrépie sur un front de mer, se faisant fouetter par d’immenses vagues qui viennent lécher ses pourtours, dans une sorte de temps suspendu à un projet sociopolitique qui s’étiole et qui est de plus en plus envahi par l’industrie touristique et culturelle mondialisée.
Comment être artiste dans ce contexte particulier de La Havane, ville à la limite nord de Cuba, et dont une mer seulement la sépare de la Floride et des États-Unis où s’exerce un régime politique et économique aux antipodes de celui de Cuba ? (…)
Loin de rendre compte de façon exhaustive de la vitalité et des enjeux nombreux et complexes de ce milieu, ce numéro tente plutôt de cerner un axe de réflexion qui puisse caractériser La Havane des années 2000. Les attitudes et les processus mis en œuvre par les artistes ouvrent de nouvelles orientations qui repositionnent l’art et la vie d’artiste sur le plan psychosocial. Dans un pays où l’art est encore aujourd’hui très valorisé, il vaut la peine de se plonger dans cette Havane où l’activité artistique est foisonnante et qui fonctionne dans une économie de survie non seulement économique, mais qui appelle aussi, et même plus qu’ailleurs, une liberté de pensée individuelle et collective. À la fois officialisé et résistant, l’art cubain articule des paradoxes et des ambiguïtés qui sont aujourd’hui les nôtres. L’art doit y trouver son chemin comme ailleurs entre coercition et liberté, entre dogma et inventio. À La Havane, cet équilibre est extrême ; l’observer, c’est apprendre.