ART | CRITIQUE

Par nature

PJérôme Gulon
@12 Oct 2012

«Par Nature» se présente comme un parcours à la fois récréatif et intelligent, où le spectateur est bien souvent amené à jouer un rôle actif dans les œuvres proposées. Celles-ci apparaissent comme de véritables métaphores interrogeant le concept de «retour à la nature», aujourd’hui brandi comme un nouvel idéal dans nos sociétés post-industrielles.

Les premières œuvres que l’on découvre sous la nef du Centquatre sont de dimensions carrément grandioses et sondent notre rapport à la nature.
Tout d’abord, l’installation I Am Free de Moataz Nasr apparaît comme une grande pyramide blanche composée de marches, que nous sommes invités à gravir peu à peu (du moins pour ceux qui ne souffrent pas de vertige), pour finalement en atteindre le sommet et pouvoir y déployer nos ailes au-dessus des spectateurs. En effet, une paire d’ailes majestueuses est dessinée tout au haut de la pyramide avec un néon formant la phrase «I Am Free» et, une fois que nous avons gravi le dernier échelon, nous pouvons étendre nos bras contre le mur de l’installation, comme si ceux-ci se transformaient en ailes.

Moataz Nasr reprend ainsi la structure typiquement égyptienne qu’est la pyramide. Mais cette pyramide n’apparaît plus comme le tombeau des pharaons qui, une fois morts, entraient en contact avec des dieux ayant une apparence mi humaine mi animale (on peut d’autant plus penser aux dieux Ra ou Thot qui sont représentés avec des têtes d’oiseau). Cette pyramide semble toutefois garder un certain lien avec la quête de transcendance, puisque nous nous élevons petit-à-petit au-dessus du sol, pour finalement fusionner avec des ailes d’oiseau, éminent symbole de liberté. De plus, nous sommes invités à nous faire photographier en haut de la pyramide, comme pour nous offrir un semblant d’immortalité à travers notre image restant gravée sur le cliché. Alors, le vrai retour à la nature, est-ce redécouvrir une liberté originelle et s’affranchir de nos soucis modernes et s’élever au-dessus de nos basses préoccupations matérielles? Et cette «nature» à laquelle on se réfère tant, est-elle en elle-même immortelle?

L’installation de Gu Dexin nous ramène dans une dimension plus terre-à-terre: un vieux rouleau compresseur tout amoché se trouve planté au milieu d’un immense parterre de pommes en train de moisir, et dont l’odeur rance pique les narines. Ces fruits en train de pourrir évoquent immanquablement la démesure de nos sociétés post-industrielles qui connaissent l’abondance depuis la révolution industrielle, avec sa mécanisation et ses engrais, qui permirent de doper la production agricole.
Nous nous retrouvons certes face à la question du gaspillage et du surplus de production agricole, où les pommes au sol nous rappellent les fruits et légumes que les agriculteurs déversent sur les routes lors de manifestations, et qu’ils écrabouillent, brûlent ou laissent moisir, en signe de contestation.
Cette quantité prodigieuse de pommes fait également penser au concept d’«arraisonnement» de la nature, concept qui tend à dénoncer la violence que désormais nous lui imposons. Car cette nature que nous «arraisonnons» grâce à la puissance technique de nos inventions, nous parait désormais fragile, et devient alors objet de responsabilité. L’arraisonnement, qui vise à soutirer un maximum de ressources à la nature, comme si elle était inépuisable et disponible à volonté, nous apprend finalement que celle-ci n’est plus immortelle et souveraine comme le chœur de l’Antigone de Sophocle le chantait d’antan.

Céleste Boursier-Mougenot quant à lui, nous invite à pénétrer dans un drôle de voilière où les mandarins voletant ne se contentent pas que de chantonner et gazouiller. L’installation From Here to Ear se présente effectivement comme un parcours ludique et poétique, au cours duquel nous rencontrons plusieurs éléments clés: des nids d’oiseaux suspendus au plafond, des guitares électriques et des basses reliées à des amplis, et fixées sur des pieds à l’horizontale, ainsi que des cymbales renversées, posées au sol, et servant par là de gamelle pour les mandarins.
Ainsi, ces jolis petits mandarins aux joues orangées voltigent élégamment, nous frôlent parfois, et finissent par atterrir sur les manches des instruments. Là, leurs griffes, pinçant les cordes, font résonner des sons de guitare et de basse. Et ce qu’il y a de plus amusant pour le spectateur, c’est alors de se rendre compte que sa petite promenade aura nécessairement des incidences sur le cours des événements et de la «partition musicale». En effet, s’il se rapproche des oiseaux en train de picorer leurs graines dans une cymbale, des dizaines de petits volatiles vont aussitôt décoller et partir à tire-d’aile vers les guitares qui leur servent de perchoir.
De là, se compose une drôle de petite symphonie psychédélique. L’oiseau, symbole par excellence du chant et de la musicalité, se fait instrumentiste en s’emparant des guitares confectionnées par les humains. Céleste Boursier-Mougenot crée ainsi un langage musical tout à fait surprenant, mêlant l’acoustique du piaillement des mandarins, et leurs interventions sur des instruments électriques.

Hema Upadhyay se demande ensuite si le langage peut abolir les espaces qui nous séparent de ceux que l’on aime. Séparée de sa famille depuis de longues années, et qu’elle n’a au téléphone que de temps en temps, l’artiste compose ici une lettre imaginaire à l’apparence tout à fait particulière. Dans un grand bac de terre s’apparentant à l’espace d’une feuille blanche, Hema Upadhyay a planté des mottes d’herbe qui composent çà et là des mots, des phrases, des paragraphes. Sa plantation s’apparente donc à un message personnel qu’elle enverrait à ses parents pour avoir des nouvelles de ses proches.
Le langage semble alors retrouver son origine naturelle, du moins, celle que lui prêtait par exemple Jean-Jacques Rousseau: le langage est naturel aux hommes et lui sert avant tout à exprimer ses passions, ses désirs, ses craintes, ses espérances, ses émotions. L’origine du langage ne vient pas des besoins qui, au contraire, écartent les hommes les uns des autres. Car si Hema Upadhyay s’est éloignée de sa famille, c’est surtout pour tenter de mieux gagner sa vie et de subvenir à ses besoins. La nature nous aurait donc dotés de langage pour exprimer le cri le plus primitif en nous, celui émanant de nos affects, de nos passions et de nos émotions.

Après le chant des oiseaux et la voix humaine, c’est le bruissement des insectes qui est donné à entendre par Zimoun, à travers l’œuvre Woodworms, Wood, Microphone. Un micro de studio surplombe un banal vieux bout de bois… Cela peut paraître bien cocasse, mais l’étrange bruit de fond que l’on entend, n’est autre que celui de petits vers invisibles dévorant cette malheureuse souche. L’art nous donne alors à entendre l’invisible, un invisible en perpétuel mouvement, à l’image d’une nature en perpétuelle activité.

Des sociétés de masse elles aussi en activité perpétuelle, où triomphe l’uniformisation et où l’individu se trouve broyé au détriment de la valeur travail, tel semble être le message que délivre Christophe Beauregard dans sa série de portraits ironiquement intitulé Le Meilleur des mondes? La nature nous fait-elle naître tous égaux? Et l’égalité que prône au juste titre notre société, ne risque-t-elle pas par moment d’être confondue avec l’uniformité? La nature ne nous a-t-elle pas plutôt tous créés comme des êtres proprement uniques? Dès lors, il semble que ces visages, pris dans les mêmes costumes, les mêmes cravates ou les mêmes chemisiers, et photographiés comme dans un trombinoscope, n’en demeurent pas moins strictement irréductibles les uns aux autres. Ils affichent leurs propres particularités et rendent par là hommage à l’infinie créativité de mère nature, qui ne produit jamais deux fois la même chose ou la même créature.

Å’uvres
— Moataz Nasr, I am Free, 2012. Installation in situ interactive. 840 x 1640 x 84 cm
— Gu Dexin, September 2nd 2006, 2006. Installation. 5 tons of apples, plaster walls, bulldozer dimensions variables
— Hema Upadhyay, This Space in Between You and Me, 2011
— Céleste Boursier-Mougenot, From here to ear (v.15), 2011. Dimensions variables
— Zimoun, Woodworms, wood, microphone, sound system, 2009-2012.
— Christophe Beauregard, Le Meilleur des mondes?, 2012. Photographies
— Joana Vasconcelos, Jardim do Éden 2 [Jardin d’Éden 2], 2009. Fleurs en plastique, micromoteurs synchrones, lampes fluorescents compactes, disques en acrylique transparent polychromé, système électrique, Lycra, PVC, MDF. Dimensions variables

AUTRES EVENEMENTS ART