ART | CRITIQUE

Panorama

PEmmanuel Posnic
@06 Jan 2011

Deux en un. Michel Rein offre une exposition florilège, à la fois lecture personnelle de la notion de paysage et passion de galeriste pour ses artistes.

Intitulée «Panorama», l’exposition embrasse, c’est le cas de le dire, la majorité des artistes qui figurent sur le perron de la galerie Michel Rein. Ce n’est pas une première, les expositions collectives ponctuent régulièrement les saisons de la galerie. Une manière de confirmer l’actualité des artistes et de maintenir éveillée l’acuité des observateurs. Même si indéniablement l’intention d’apporter une nouvelle synthèse existe. Il y a peu de temps, l’exposition «Summertime Love» portait sur la représentation contemporaine de la sensualité et la question du désir.

Avec «Panorama», nous parlons de paysage. Plutôt nous en reparlons. Comment aujourd’hui évoquer une question largement rebattue dans l’histoire de l’art sans risquer la monotonie?
Probablement parce que le paysage se présente dorénavant comme une fêlure, l’intrusion de l’Homme dans la démesure de la nature et la rupture qui l’accompagne. Les visiteurs de l’Å“uvre d’Alberto Burri, Il Grande Cretto (1985-1989) une immense chape de béton déposée sur les flancs d’une colline agricole sicilienne, sont le prétexte de Raphaël Zarka pour explorer à nouveau cette étonnante pièce, oscillant entre ruines romantiques et paysages dévastés (Gibellina Vecchia, 2010).
Chez Elisa Pône, la tranquillité d’un sous-bois est suspendu le temps d’un pétaradant feu d’artifice sciemment installé dans une voiture laissée à l’abandon (I’m looking for something to believe in, 2007). Dans les vidéos de Zarka et Pône, la nature finit par absorber le spectacle et le faire totalement sien.

Elle peut être le théâtre de nouvelles fêlures, en écho à des bouleversements géopolitiques jusque-là inédits. C’est ce que désigne la vidéo du russe Yuri Leiderman, lorsqu’il montre deux femmes en costume traditionnel d’Europe de l’est en train de découper une montagne de chou sous un feutre hérité de la peinture hollandaise. L’Europe écartelée par les guerres civiles et la dislocation des états produit des traditions apatrides et des survivances de cultures rendues abstraites par le déplacement (Geopoetics-15, Louvre variant, 2010).

Héraut d’un art politique engagé, Allan Sekula a souvent évoqué les destins difficiles des populations en déplacement. Avec la série Polonia, il aborde l’intégration des immigrés polonais aux États-Unis au début du XXe siècle. Entre documentaire, fiction et autobiographie, Sekula livre des textes et des photographies sous la forme passe-partout de tranches de vie qui mettent en lumière la généalogie d’un drapeau multiethnique.

Confronter paysages de l’Amazonie brésilienne avec ceux de la campagne bretonne donne l’occasion à Maria Thereza Alves d’aborder à son tour la question du territoire. La vidéo Iracema (de Questembert), récompensée à la récente Biennale de Lyon, raconte l’histoire d’une jeune indigène en voyage pour la France après qu’elle a appris qu’elle venait d’hériter d’une propriété en Bretagne. Plus qu’un saut dans l’inconnu, Alves témoigne des fossés culturels, des idées reçues et des phénomènes d’exotismes qui constituent les relations à la terre et bien évidemment ceux qui régissent les rapports entre les êtres humains.

Le paysage en déplacement, c’est aussi le lieu des utopies architecturales. D’un champ vierge s’est construit une cité, un tissu complexe et organisé. De belles utopies vécues plus tard comme de violentes cicatrices. C’est ce qu’exprime les modèles réduits de Didier Marcel commencées en 1997, des bâtiments industriels de zones suburbaines, promesses d’un éclat économique pourtant vite atténué par des réalités plus sombres. Marcel les fait tournoyer sur un pivot comme d’authentiques maquettes-témoins, symbole définitif de la vacuité économique et paysagère (Sans titre, campus, 2003).

Les maquettes de Jordi Colomer ressemblent à des étendards, elles sont portées par un homme les arborant à l’endroit pour lequel elles ont été conçues. D’Osaka à Barcelone ou ici Bucarest, les Anarchitekton réincarnent des bâtiments que l’on ne regarde plus. Une architecture en déshérence ou en totale désamour qui composent encore le paysage contemporain. Colomer les «redouble» autant pour signifier à quel point ils auront été le réceptacle des espoirs de l’urbanisme moderne, que pour mieux les stigmatiser (Anarchitekton (Bucarest), 2003).

Se filmant en train de marcher avec ses Anarchitekton, Jordi Colomer brandit symboliquement une forme d’échec: le paysage contemporain et son impuissance à produire de nouvelles utopies.
L’artiste et designer Didier Faustino invente un porte-voix d’un nouveau genre, rejeton d’un nouveau projet de médiation. Un mégaphone destiné non plus à partager la parole entre un individu et un groupe mais entre un individu et un autre individu. Réduire l’environnement de la parole dans une sorte d’intimité de la protestation, en réduire par conséquent l’écho et le volume, c’est constater la fin des alternatives ou plus secrètement, plus efficacement aussi peut-être les développer à l’échelle d’une nouvelle forme de mobilisation, loin des cartels et des lobby constitués (Hand Architecture, 2009).

Place désormais au statu quo. On ne se déplace plus, c’est désormais la parole qui s’échappe en se dématérialisant. Les commentaires se valent, le discours alternatif s’associe au discours mainstream comme l’observe amusé Dan Perjovschi (Free style, 2009).
Quant au paysage, il n’est plus à traverser et par conséquent n’est plus à réactiver. C’est ce que semble nous dire, entre cynisme et nostalgie, Saâdane Afif lorsqu’il reprend à son compte les Six barres en bois rond (1975) d’André Cadere. Cadere en faisait son bâton de marche et le déposait ou le faisait traverser les lieux symboles de l’autorité de l’art (musée, galerie, Paris, etc…). Afif le conserve comme un stalactite, comme un souvenir un rien encombrant , tout en nuance de gris (Stalactites (Few More Mistakes), 2004).

Dans la confusion du paysage contemporain, quelques rémanences subsistent en dehors de tout courant. Le regard juvénile que jette Armand Jalut sur les paysages voilés de la Renaissance en les retrouvant presque par magie lorsqu’il décalque aux pastels des empreintes de pizzas (Paesagio Grandioso 1, 2010); ou celui de Christian Hidaka, sur des paysages électriques qui s’inspirent autant de Patinir, de Bosch, des méticuleuses estampes japonaises que des fantasmes d’un ailleurs extraterrien (The Others, 2010).

Les drapés du Bernin, souffle d’inspiration pour Orlan qu’elle réhabilite en les associant à une posture pop et glamour, transcendant ainsi, en totale cohérence avec l’ensemble de ses travaux, tout rapport à la tradition (Différences et répétitions. Robe sans corps, Super White, 2009). Des empreintes fantômes dans les trois cas et des paysages qui se dessinent en creux dans les interstices de la matière et dans la pensée des spectateurs. Les peintures hyper-sensibles de Jean-Pierre Bertrand suggèrent ce lieu de l’inframince, quelque part sous la chair des éléments avant le «muscle». Un territoire impossible pour la matière picturale que Bertrand arrive pourtant à faire respirer à la surface de ce qu’il appelle ses Peintures plasmiques (RED 001136, 2006).

Faut-il encore parler de paysage ici? Oui probablement si l’on admet que la surface, l’épaisseur, la transparence, les rayons lumineux qui traversent et se réfléchissent Å“uvrent à la définition du paysage.

Un bel ensemble donc, plutôt cohérent et sincère dans la volonté d’imprimer un discours et de faire coexister un groupe d’artistes. On regrettera pourtant le manque de nouveauté, l’exposition de pièces montrées ailleurs au même moment (Elisa Pône au Mac/Val, Yuri Leiderman au Louvre) ou il y a trop peu de temps dans d’autres circonstances.

— Christian Hidaka, The Others, 2010. Huile sur toile. 200 x 220 cm
— Didier Faustino, Hand Architecture, 2009.
— Saâdane Afif, Stalactites (Few More Mistakes), 2004.
— Jean-Pierre Bertrand, RED 001136, 2006.
— Orlan, Robe sans corps, Super White, 2009.
— Jordi Colomer, Anarchitekton (Bucharest) maquette, 2003
— Armand Jalut, Paesaggio Grandioso, 2010.
— Christian Hidaka, The Others, 2010. 200 x 220 cm.
— Allan Sekula, Polonia and Other Fables Ladies Auxilary Poish Army Veterans of World War II. Polish Constitution Day Parade. Chicago, 3 May 2008, 2007-2009
— Raphaël Zarka, Gibellina Vecchia, 2010. Film 16 mm transféré en HD. 10’30″

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