ART | CRITIQUE

Palimpseste

PFrançois Salmeron
@12 Fév 2015

Partant de motifs identifiables, tels des lettres ou des chiffres répétés de manière sérielle, l’œuvre de Beverly Baker tend à superposer tout un ensemble de traits et de biffures allant jusqu’à la saturation. Ce patient travail de maillage, dont la vitalité étonne, crée alors des zones d’ombre dévorantes et gondolantes aux reflets cuivrés.

Beverly Baker a débuté le dessin en s’inspirant de liasses de papiers administratifs. Alors que son travail consistait justement à détruire ces textes qui lui passaient entre les mains, elle a commencé à reproduire librement certains éléments qu’elle y percevait. Ses premières œuvres déclinent ainsi tout un ensemble de termes, de lettres ou de séries de chiffres qui se répètent, s’interpénètrent ou se chevauchent de manière compulsionnelle.

Or Beverly Baker suit encore aujourd’hui un protocole similaire, puisque l’artiste s’entoure systématiquement de livres et de magazines dont les écrits lui servent de support. Par là, son œuvre se comprend d’abord comme un travail sériel axé sur la répétition de lettres et de chiffres tracés au stylo à bille, au crayon de couleur ou au marqueur. Le concept de «palimpseste» traduit alors cette pratique fondée sur une accumulation frénétique de signes, qui se superposent donc, formant plusieurs couches, interagissant, ou s’annulant même parfois à force de s’amasser sur le papier.

Mais à défaut de pouvoir reconnaître des phrases bien articulées ou faisant sens, nous nous confrontons dans un premier temps à des dessins déformant la graphie des mots. Des traits horizontaux viennent aussi brouiller la lisibilité des termes esquissés. Une tache noire apparaît enfin dans un coin du dessin, laissant présager ce que deviendra l’œuvre de Beverly Baker. En effet, on perçoit déjà dans ses premières œuvres ces taches noires envahissant certaines zones du dessin, et traduisant un geste frénétique, acharné. Au final, les biffures du stylo à bille étrillent le papier. A force de passer et de repasser sur la feuille, le stylo use son support. Le papier s’élime, s’épuise, gondole, et s’arrache même par endroits.

Le geste de Beverly Baker s’inscrit donc sur la surface du papier, mais également en son creux. Car le stylo creuse de véritables sillons dans la feuille de papier, traçant des sortes de nervures. On aurait alors affaire à un véritable travail de gravure. De plus, la gestuelle de Beverly Baker s’intensifie et vient saturer la feuille blanche désormais. Par exemple, des séries de chiffres se déploient de manière verticale et débordent des cadres du dessin, comme si l’artiste travaillait en flux tendu, ou de manière ininterrompue, au point de transgresser les limites de son support.

Surtout, les traits et les biffures qui se superposent finissent par former de véritables marées noires qui gagnent petit à petit l’ensemble de la surface du dessin, à l’instar d’un trou noir engloutissant tout sur son passage. L’œuvre de Beverly Baker se développe alors comme un réseau complexe de faisceaux, comme un maillage. Ainsi, ses dessins nous renvoient non seulement vers la pratique de la gravure, mais encore vers le tissage. Et si ces zones d’ombre peuvent a priori nous faire penser à une œuvre tourmentée, sauvage ou violente, on retiendra par-dessus tout la formidable vitalité qui s’en dégage en réalité. Les traits sont élancés, ils se déploient comme des lignes arborescentes, ils jaillissent avec panache sur le papier.

Les œuvres de Beverly Baker pourraient alors nous faire penser à certains tableaux de l’abstraction lyrique. Dans ces zones d’ombres, où toute lettre et où tout chiffre devient finalement méconnaissable et se trouve abîmé dans les ténèbres, nous remarquons toutefois quelques reflets. Le stylo à bille noir crée effectivement une surface d’encre luisante, à la manière des «outre-noirs» de Soulages. Une lumière, une brillance, émet depuis les profondeurs du noir.

Nous percevons plus particulièrement des zones cuivrées qui se reflètent sous les projecteurs. Enfin, tout un jeu de plissures et de reliefs apparaît également dans ces dessins saturés de noir. Les allers et venues incessantes de la pointe du stylo écornent le papier, qui se froisse, se plie et se désintègre même dans certains cas. A travers un procédé minimal et une grande économie de moyens (une simple feuille, un banal stylo), Beverly Baker pousse son matériau à sa limite et lui prête une dimension quasi sculpturale.

Å’uvres
— Beverly Baker, Sans titre, circa 2013. Stylo à bille sur papier. 29.2 x 30.5 cm.
— Beverly Baker, Sans titre, 2014. Stylo à bille sur papier. 38.4 x 56 cm.
— Beverly Baker, Sans titre, circa 2013. Crayon de couleur et stylo à bille sur papier. 28 x 38.3 cm.
— Beverly Baker, Sans titre, circa 2012. Stylo à bille sur papier. 23 x 31 cm.
— Beverly Baker, Sans titre, 2014. Stylo à bille sur papier. 38.4 x 56.1 cm.

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