La valse des nominations et des démissions continue au ministère de la Culture. Après l’épisode ubuesque du Théâtre de l’Odéon où le ministre reconnaissait la qualité du travail d’Olivier Py tout en mettant fin à ses fonctions de directeur, un nouveau rebondissement vient cette fois agiter le Palais de Tokyo avec la démission de son «président» Olivier Kaeppelin. On pourrait s’en amuser s’il ne s’agissait pas là de deux symptômes du profond malaise qui ronge la culture en France.
Au Théâtre de l’Odéon, la décision d’évincer Olivier Py au profit de Luc Bondy est apparue tellement ridicule dans sa monarchique désinvolture qu’elle a soulevé une horde de protestations face auxquelles le ministre a été contraint de battre en retraite, et de prendre la décision tout aussi inopportune de propulser Olivier Py à la tête du festival d’Avignon pour la saison 2014, alors que les deux actuels directeurs viennent d’être renouvelés…
C’est ainsi que la pratique ordinaire des petits services entre amis, alliée à l’incompétence et l’impudence, font oublier aux gens de pouvoir les règles élémentaires de la République et les exigences supérieures de la culture. Au risque, nouveau sport ministériel, de déraper de mal en pis.
Il n’est pas certain que l’on comprenne toujours bien les enjeux et raisons des décisions, mais on a assez nettement l’impression qu’elles se jouent sur la petite scène très fermée du pouvoir et de ses alentours où s’affrontent les ambitions, se tissent les complicités, et se conjuguent les intérêts.
L’artiste suisse Luc Bondy, qui, paraît-il, «désirait diriger un théâtre à Paris», aurait «demandé en haut lieu la direction du Théâtre de l’Odéon», et obtenu satisfaction… sans même présenter de projet (Le Monde, 02 mai 2011).
Coût de l’opération: la déstabilisation de deux structures, de deux équipes, et de deux programmations — celles de l’Odéon et d’Avignon. Et un immense mépris pour la culture.
A peine l’émoi était-il retombé du côté du théâtre, et alors que l’on s’interrogeait encore sur le curieux — ou sans doute intéressé — silence d’Olivier Py après l’extravagant épisode dont il venait d’être l’objet, on apprenait la démission d’Olivier Kaeppelin de la (très formelle) présidence du Palais de Tokyo. Il ne s’agissait à vrai dire que d’une présidence de chiffon, puisque le ministre avait signé sa nomination… sans se préoccuper de la faire entériner par sa publication au Journal Officiel. Ce qui n’était pas de nature à consolider les positions de ce président en suspens dans les vifs affrontements dont le Palais de Tokyo est l’arène.
La création du Palais de Tokyo en 2002 a constitué une rupture: en ouvrant jusqu’à minuit, en arborant une architecture intérieure pauvre, plus proche de la friche que du white cube, et surtout en important des œuvres hétérodoxes d’une jeune scène artistique internationale. Cela a séduit, un public important a été touché, mais cela n’a pas été du goût de tout le monde, en particulier de nombreux artistes «français» qui ont critiqué la préférence internationale trop systématique des directeurs — d’abord Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans, puis Marc-Olivier Wahler depuis 2006.
Le réel succès public du Palais de Tokyo en France et son rayonnement sur la scène internationale ont fait taire les critiques et ressentiments, jusqu’à ce que la décision d’exploiter les 7000 m2 des sous-sols inutilisés du bâtiment n’aiguise les appétits
Le Centre Pompidou a sauté sur l’occasion et tenté d’obtenir l’exploitation de ces espaces pour présenter les artistes français de «milieu de carrière». Mais le projet n’a pas abouti, sans que l’on sache, nous citoyens, vraiment pourquoi.
C’est alors qu’Olivier Kaeppelin, ancien Délégué aux arts plastiques, a été chargé par le ministère de la Culture de rédiger un rapport, remis en avril 2009 à Christine Albanel sous le titre Un nouveau lieu pour la création et les créateurs en France.
Ce rapport préconisait de créer, au cœur d’une zone Tour Eiffel-Alma, un «quartier d’art contemporain» au sein duquel le Palais de Tokyo serait doté de deux missions distinctes: l’une consacrée à la «jeune création, la création émergente française et internationale»; et l’autre à «la création et aux créateurs confirmés de la scène française».
A la suite de quoi, fort d’une (vile) assurance ministérielle qu’il serait président du futur Palais de Tokyo, Olivier Kaeppelin s’est attelé durant deux années à «la mise en place des nouveaux statuts», à «l’élaboration détaillée de son projet scientifique», et à la préparation du «concours d’architectes pour sa rénovation» (Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture, 02 mai 2011).
Il s’agissait d’ajouter à la première mission (l’actuel Palais de Tokyo), une seconde mission consacrée à l’art et aux artistes «confirmés de la scène française».
Mais voilà , entre le projet à sa réalisation, il y avait les hommes et les luttes de pouvoir. Kaeppelin et Wahler semblent s’être opposés dans une guéguerre d’ambitions, doublée de conflits de responsabilités, de divergences esthétiques, et de différences de visées stratégiques.
Kaeppelin se sentait d’autant plus à l’étroit dans ses fonctions administratives qu’il rêvait de pouvoir exprimer et concrétiser conjointement ses idées et ses intérêts artistiques: «On voulait m’empêcher d’avoir un avis artistique», déclare-t-il pour justifier sa démission.
Wahler confirme en effet avoir «toujours pensé qu’Olivier serait un bon président, mais qu’il ne devait pas chercher à être aussi programmateur» (Le Monde, 30 avril 2011).
A chacun sa place, donc: le président préside, le «programmateur» programme. En martelant cette fausse évidence, à laquelle il ne croit évidemment pas, Wahler vise à enfermer Kaeppelin dans les limites de ses fonctions administratives, à consolider sa propre position de «programmateur» qu’il exerce, lui, depuis cinq ans au Palais de Tokyo, et à se ménager la possibilité d’assumer la direction artistique de l’ensemble de la future structure. «En 2012, précise-t-il en effet, mon programme sera achevé et je partirai, sauf si l’on a besoin de moi pour consolider la structure» (Le Monde, 30 avril 2011).
C’est clair, c’est net, c’est brutal. C’est aussi extrêmement stratégique. Au-delà des mesquineries des uns et des autres, dont la rumeur se repaît, ces luttes de pouvoir expriment deux postures radicalement différentes vis-à -vis de l’art. Celle soutenue par Wahler en faveur de la «jeune création internationale», et celle portée par Kaeppelin dont l’attention va plutôt du côté de la «scène française confirmée».
Cette opposition entre les deux camps apparemment irréconciliables se décline en termes d’esthétiques, de pratiques artistiques, d’aires et de réseaux de diffusion, de lieux d’exposition, d’âges et d’origines des acteurs, de problématiques créatives, de matériaux, etc.
En somme, Kaeppelin se situe sur le territoire géographique et artistique français, en proximité des artistes «confirmés» (qui le lui rendent bien) et de leurs pratiques.
Tandis que, par son âge, son itinéraire et ses réseaux, Wahler incarne l’art à l’époque de la mondialisation, des foires et des ventes internationales, de la spéculation et de la marchandisation des œuvres: l’art à cette époque libérale où la valeur marchande s’est muée en critère esthétique.
La pétition «Nouveau scandale à la Culture: le Palais de Tokyo» atteste que Kaeppelin bénéficie d’un fort courant de sympathie et de confiance de la part des artistes — qui semblent toutefois oublier qu’il a pendant longtemps occupé de hautes responsabilités au ministère de la Culture où il a fait carrière.
Quant à Wahler, il appuie sa conquête du Palais de Tokyo — et de son capital symbolique — sur un réseau auquel fait partie Mark Alizart. Successivement chargé de programmation au Centre Pompidou, directeur adjoint du Palais de Tokyo avec Wahler, puis conseiller au cabinet de Frédéric Mitterrand: c’est lui, ce jeune météore à la mystérieuse force de propulsion, qui a reçu Kaeppelin au ministère, et qui l’aurait poussé à la démission — à l’insu du ministre qui, souligne Le Monde, l’aurait apprise par la presse…
André Rouillé
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