Fred Pradeau
Outside In / Upside Down
Pour l’image de présentation de son exposition, Fred Pradeau a choisit Inferno, une gravure de Giovanni Stradano, peintre flamand du XVIe siècle, autant influencé par le réalisme des Flamands que par le maniérisme italien. Inferno (1587) est la représentation des neuf cercles de l’enfer selon La Divine Comédie de Dante, écrit deux cents ans auparavant.
Mais est-ce que cette image en cacherait une autre? S’agirait-il vraiment d’une coupe transversale des profondeurs de l’enfer, ou tel que le suggère l’artiste par le simple renversement de l’image, d’une tour de Babel? Du vide ou du plein? L’absence d’iconographie religieuse, la mise à nu presque architecturale des structures de l’enfer donnent à l’image une qualité abstraite qui fonctionne à double entrée, changeant sa logique si regardée à l’endroit ou à l’envers. Le principe de retourner et renverser est ainsi signalé dès le titre de l’exposition: «Upside Down / Outside In».
Dans un coin de la galerie, deux chaises «visiteur», archétypes du monde administratif et entrepreneurial, deviennent des outils de renversement du regard. Le geste le plus élémentaire associé à l’un des objets les plus génériques, issu du monde bureaucratique, a un potentiel fabuleux de passer inaperçu. Adossées au mur de façon identique, mais dans des sens différents, les deux chaises créent une perturbation du regard qui ne permet pas de distinguer dans quel sens elles sont posées. Une, voire trois chaises signalent une disjonction mentale, faisant apparaître une troisième chaise fabriquée par la vision.
L’illusion optique peut aussi résulter d’une intervention technique, même à son degré zéro, comme la retransmission en temps direct, différée seulement dans l’espace. Un écoulement d’eau est filmé avec une légère vibration donnée par le son d’un haut-parleur et l’image projetée dans une autre salle crée un effet optique où l’eau semble remonter son cours. C’est avec une simplicité exemplaire que Fred Pradeau met en crise la stabilité de nos repères, l’accord que l’on établit automatiquement entre le réel et son double filmé. Si le magicien ne fait que jouer entre ce qu’il rend visible et ce qu’il détourne du regard, ici il suffit d’un presque rien pour interrompre notre croyance dans la véracité des images. Toute représentation est affaire de construction et la notion de réel elle-même est indexée à notre position: le hors champ de la compréhension des phénomènes vient en permanence interroger nos certitudes.
L’eau apparaît comme un matériaux central de l’exposition, utilisée dans ses différents états, jusqu’à être imperceptible. Par une intervention minimale, l’artiste rend flottantes les limites spatiales de l’exposition: la salle caverneuse du fond de la galerie peut paraître vide, la vue en hauteur rend indiscernable le sol de l’espace, devenu une sorte de trou noir dont on ne sait pas s’il s’agit d’un puits, d’un miroir ou d’un vide.
L’eau est aussi la matière invisible d’une autre installation qui dans un premier regard apparaît comme la représentation imagée de l’élargissement de la perception sensorielle: une iconographie psychédélique qui renvoie à la culture visuelle des années 1960 et s’est cristallisée comme la traduction visuelle de l’usage de psychotropes hallucinogènes. Où s’agirait-il de la représentation de lignes de fréquences sonores? C’est pourtant à un autre accroissement de la perception, à une autre forme de réalité augmentée et de connaissance du psychisme que nous invite Fred Pradeau. En réalité, ces images abstraites nous entourant le long du mur de la salle sont des dédoublements, des mises en miroir de photos d’une réalité très prosaïque rarement remarquée mais qui se trouve partout: des crachats séchés en bas des murs d’une ville, qui se transforment avec le temps en peintures de poussière.
Cette capacité à extraire de l’apparente banalité et de la standardisation du monde son étrangeté constitutive, sa violence normative, est l’une des clés de lecture de l’exposition. Quoi de plus omniprésent et par conséquent invisible, que des faux plafonds? S’ils servent à cacher les entrailles techniques qui font fonctionner des lieux administratifs, industriels ou commerciaux, ils sont surtout des matériaux idéologiques permettant d’uniformiser les espaces et les consciences en faisant passer l’autorité de la norme comme une évidence. À la diversité des espaces, comme le plafond en bois de la galerie qui témoigne d’une ancienne activité de menuiserie, se substitue l’idéologie du neutre, de l’espace anonyme, global et homogène. Ce principe de la grille, extensible au lino, est une modélisation renvoyant à la fois à différents codes culturels (l’échiquier, le pixel) et artistiques (art cinétique, minimalisme) mais correspond surtout à une économie politique du design, une vision utilitariste et normée du monde.
Fred Pradeau, en nous faisant douter de l’évidence de ce qu’on voit, en retournant le point de vue sur les pratiques et les objets les plus radicalement banals, met en crise toute univocité à travers une vision altérée, perturbatrice du réel. Une faille optique et c’est le monde qui louche.
Pedro Morais
Vernissage
Jeudi 16 octobre 2014 Ã 16h