Baudrillard ne se contentait d’ailleurs pas de déplorer la nullité qu’il voyait partout dans l’art contemporain, il faisait de cette nullité, plus décrétée que démontrée, le ressort d’un véritable «complot». L’extrême nullité des œuvres était supposée dérouter le public et susciter chez lui doute et culpabilité sur le thème: «Il n’est pas possible que ce soit aussi nul, ça doit cacher quelque chose». L’art contemporain était ainsi accusé de «spéculer sur la culpabilité de ceux qui n’y comprennent rien, ou qui n’ont pas compris qu’il n’y avait rien à comprendre».
On connaît les effets calamiteux que cette polémique à forts relents populistes a eus sur l’art, les artistes et les lieux d’art contemporains qui sont dès lors devenus la cible d’une multitude d’attaques décomplexées et débridées, directes ou sourdes, venues de toutes parts, du public aux décideurs politiques et économiques.
Un verrou avait sauté sous l’action d’un groupe d’intellectuels. Certains se savaient dès lors autorisés à se proclamer péremptoirement contre l’art contemporain au moment où d’autres ne cachaient plus leur racisme.
L’offensive a culminé avec la publication d’un dossier intitulé «Art/non-art» dans la politiquement très à droite revue Krisis où, avec d’autres, Jean Clair, Jean-Philippe Domecq et Jean Baudrillard continuaient leur croisade pour un retour au métier des maîtres, à la figuration contre l’abstraction, à la matière contre l’idée, à la tradition contre la théorie.
Il n’est évidemment pas question de prétendre que l’art contemporain pourrait échapper à la critique. Bien au contraire, la critique, les analyses, les remises en question, les débats théoriques et esthétiques, les réflexions sur les rapports au public, à la société, au présent, etc. Tout cela manque terriblement et doit être encouragé sans réserve.
Mais, l’offensive qui s’est cristallisée autour de la «nullité» n’avait rien d’une exigence critique ou d’une interpellation circonstanciée et salutaire de l’art contemporain : elle condamnait en bloc (sans distinguer les œuvres singulières) au nom d’un retour à la tradition antémoderne.
Il s’agissait d’une offensive esthétiquement réactionnaire, au sens où elle se faisait en référence à des valeurs et des pratiques du passé, souvent même de l’époque d’avant Manet. La nostalgie et l’idéologie mesuraient les Å“uvres d’aujourd’hui à l’aune des valeurs esthétiques d’hier.
De tels mouvements n’ont rien d’exceptionnel, jusque dans leurs excès, leur virulence et leur méconnaissance de ce qu’ils abhorrent. Toute l’histoire de l’art est ponctuée par les cris d’horreur des adversaires de l’art en marche ou à la recherche de sa voie, aussi chaotique et incertaine soit-elle.
Que n’a-t-on écrit, non sans panache parfois, contre les impressionnistes, les cubistes, sans même remonter à Manet ou à Courbet ? Aujourd’hui, de nombreux critiques n’ont pas encore digéré Marcel Duchamp dont l’on a toute raison de craindre que ses readymade n’échappent pas au jugement de nullité adressé à la «majeure partie» des œuvres contemporaines.
Or, cette rémanence d’un mouvement anticontemporain dans l’art a récemment trouvé à s’exprimer dans un ouvrage de la petite collection «50 questions» des éditions Klincksieck, signé par Jean-Luc Chalumeau, et curieusement intitulé Histoire de l’art contemporain. Curieusement, parce que ce n’est pas une histoire, et qu’il s’agit moins d’interroger l’«art contemporain» que de lui opposer une posture artistique qualifiée d’«art moderne».
Au nom de la vitalité décrétée d’un «art moderne» d’aujourd’hui, Chalumeau nie l’«art contemporain» dans sa légitimité d’art, dans son existence même.
Alors que Baudrillard fulminait contre la nullité de l’art contemporain, Chalumeau va plus loin encore en présentant comme une évidence que «l’art contemporain est une réalité, mais [que] ce n’est pas de l’art».
Pour soutenir cette thèse effrontée, Chalumeau bricole une contradiction supposée propre au (non)art contemporain : «Ses praticiens patentés, tel Bertrand Lavier, ne prétendent en aucun cas faire de l’art, tout en occupant, non sans jubilation, le champ habituel de l’art : les galeries, les musées, les biennales, les publications, etc.»
Le seul art véritablement vivant serait donc ledit «art moderne» auréolé d’un double état de victime et de résistant.
Victime, parce qu’il a été presque totalement exclu du champ de l’art par les «épigones plus ou moins légitimes de Duchamp (les contemporains)» ; résistant, en raison d’une nécessaire «résistance des artistes (les modernes) conscients de l’impasse historique où ils se sont laissé enfermer »…
Cette bien légère dialectique sera-t-elle suffisante pour soutenir une compréhension vive des devenirs de l’art ? Rien n’est moins sûr…
André Rouillé.
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Atelier van Lieshout, The Heart, 2002. Sérigraphie rehaussée à l’aquarelle. 42 x 39 cm. Courtesy Atelier van Lieshout, galerie Jousse entreprise