Sophie Calle tient son journal intime à la disposition du public. La distance qu’elle prend avec les événements se transforme en temps d’attente pour ses «lecteurs» impatients. Les pages qu’elle écrit sont des gazes apaisant ses blessures intimes, des baumes cicatrisant ses plaies à l’âme. Elles permettent d’oublier les fracas de la vie. Ces sparadraps forment des histoires qui rafistolent une vie ébréchée, mais l’artiste et la femme importent moins que l’œuvre. Elle garde une distance. Elle se tient loin de son personnage. Elle parvient à éviter le piège de l’auto-fiction. Son écriture reste originale, personnelle et alerte. Tout l’inverse du battage médiatique de la rentrée littéraire, placée sous le signe de l’anecdote et des faits divers «pipoles».
Sophie Calle est son propre sujet, son propre auteur. Elle s’abrite derrière ses fictions. Pour « Où et quand ? », elle a laissé le soin à une autre d’organiser son destin romanesque. La navigatrice solitaire qu’elle est a demandé à une voyante de préparer la route de ses émois artistiques, de tracer le cap de sa nouvelle expérience plastique. Son routeur est une diseuse de bonne aventure qui va guider ses pas. Notre aventurière des sentiments troque compas et sextant pour un jeu de tarots. Dès le début de l’exposition, le spectateur sait que l’entrée de la salle équivaut à la ligne de départ d’une course en solitaire avec escales. Le jeu de tous les malentendus, de tous les hasards, peut commencer.
Le journal intime se transforme, par le truchement des cartes du tarot, en jeu de piste. Chacun des cadres accrochés au mur, devient la case du jeu de l’oie qui se déploie sous nos yeux. L’histoire racontée se décline en deux volets. Le premier chapitre s’intitule «Berck», le second «Lourdes». Les deux bornes du parcours sont deux villes emblématiques.
Le Scaphandre et le Papillon de Schnabel nous apprenait que la cité balnéaire du nord de la France était spécialisée dans la prise en charge des grands accidentés de la route. Lourdes avec sa grotte soixante sept fois miraculeuse, au sud de l’hexagone, attire ceux qui n’ont plus d’espoir. Dans les deux villes l’attente est rarement récompensée. Les deux têtes de chapitre nous annoncent une pérégrination comprise entre la souffrance et le miracle impossible.
Le journal que tient Sophie Calle, après avoir rêvé d’être un roman sous la dictée de Paul Auster devient, sous l’impulsion de Maud Kristen, l’experte en prédiction, un roadbook. L’aventure se mute en rallye. Le pilote de 4×4 Sophie Calle laisse sa co-pilote lui indiquer les pistes à suivre.
Guidée mais maîtresse de son destin, l’artiste tout terrain traverse son imaginaire comme d’autres franchissent les champs de dunes. Elle se sert du tarot comme d’une carte routière sur laquelle elle mentionne les chemins de traverse. Ce GPS inédit a le don de provoquer les coïncidences les plus troublantes.
Dans ce canevas écrit à la première personne, il est possible au lecteur de reconstituer les pièces du précédant puzzle. Si « Où et quand ? » ouvre la rentrée de septembre, les faits qui la nourrissent remontent à trois ans. Ils coïncident avec la rupture de Sophie C. avec P. en 2005.
Cette séparation servait de prétexte à l’exposition de la Biennale de Venise de 2007. « Prenez soin de vous » était visible ce printemps à Paris, à la Bibliothèque Nationale. Le titre reprenait la dernière phrase du courriel de séparation envoyé par P. L’échange épistolaire avait servi de pierre angulaire à l’entreprise.
Paradoxe ou pas, cette phrase ponctue également le premier texte de l’exposition. Elle en légende la première photo où le député-maire de Boulogne-sur-Mer, en chemise rose, est tout sourire. Le vrai ou le faux auteur du programmatique «Prenez soin de vous» est l’inénarrable Jack Lang rencontré par hasard sur le quai de la gare du Nord le 17 mai 2005. Il s’adresse à celle qui va prendre son train pour Berck, rejouant ce qu’elle avait défait-expérimenté dans De l’obéissance, quand elle partait en week-end en Wallonie dans un wagon-restaurant en emportant sur un walkman La Walkyrie de Wagner, et du whisky.
La deuxième pièce du puzzle éclaire la réalisation sculpturale du pont Gariaglano, menée en collaboration avec l’architecte Frank Gehry, instigateur du musée Guggenheim de Bilbao.
Commande pour le nouveau tramway sud de Paris, un téléphone public reçoit les appels hebdomadaires de l’artiste pour une durée de trois ans. Pourquoi cet endroit plutôt qu’un autre ? Le mystère est enfin levé. Une de ses amies y a croisé son futur amant. La rencontre a été foudroyante.
Dans le deuxième chapitre, celui consacré à Lourdes, Sophie Calle racontera qu’elle aussi y a cherché le grand amour. Elle l’a attendu un matin, entre huit heures et neuf heures, sans le trouver. Donc, la fleur de Gehry est une bouteille à la mer échouée sur le plus désertique et le plus sinistre pont de la capitale, sorte de S.O.S. amoureux. Les trois coups de fil de la semaine ne sont pas destinés aux passants mais seulement à un homme aussi furtif que fantasmé.
Ces deux éléments résolus, chacun pourra s’aventurer dans cette recherche du futur. Sophie Calle s’amuse à écrire son histoire au futur antérieur. Elle pianote sur les murs en ajustant ses notes par rapport au noir et blanc de ses textes, à la couleur de ses photographies et la lumière de ses néons. Lourdes la miraculeuse, ne fera pas un soixante-huitième miracle comme l’indique le mur de marbre de l’exposition. Si les tuberculoses ont été vaincues, le cancer du sein ne le sera pas, et cette plaque de marbre terminera le parcours d’une dernière stèle, d’une dernière borne, ultime ponctuation à ce texte sans taches, mais lézardé de l’intérieur.