Charles Avery est un conteur. Un inventeur de possibles. Un créateur d’utopie, au sens littéral «d’un lieu qui n’est pas». Chez lui, le texte, le dessin ― où il excelle en virtuosité ―, la sculpture et l’installation, sont au service d’un imaginaire aussi brillant que prolixe, tout entier concentré, depuis 2004, en un territoire unique prenant la forme d’une île.
Présenté aujourd’hui au Plateau, ce projet obsessionnel, The Islanders, est une sorte de work-in-progress aux contours extensibles. Fiction plastico-philosophico-littéraire complexe, elle est aussi une réponse aux questionnements de Charles Avery concernant «l’art et la manière» d’être un artiste.
Ainsi, transformé en narrateur, en explorateur d’inconnus, l’artiste écossais nous guide dans un monde étrange et étranger, avec son histoire et ses lois, son organisation sociale et politique, ses inégalités de classe et de caste, ses addictions et ses mythologies propres.
Un univers plus proche des contrées inconnues de Jonathan Swift que de la cité idéale de Thomas More, des dystopies d’Aldous Huxley que de l’Eldorado de Voltaire. Une société au fonctionnement d’ordre philosophique, digne des Fictions de Borgès, qui s’épuise dans des débats d’idées, souvent stériles, et pratique l’esclavage des peuples indigènes. D’où la portée critique et satirique de l’œuvre.
En préambule de l’exposition, un texte raconte, non sans humour, la découverte de la fameuse île et l’amère déception du narrateur d’y être précédé par des générations de colons. Une carte monumentale, World Map, en situe l’emplacement, «au-delà de la ligne d’horizon» comme l’illustre poétiquement un minuscule paysage sur la gauche. Déjà , la variabilité des médiums s’impose telle une évidence, une force expansionniste capable de porter le récit au-delà de son état premier, d’en éclater les contours, de le faire habiter la matière.
L’œuvre graphique domine l’ensemble, par la pratique d’un dessin vif, presque totalement privé de couleurs, oscillant entre respect des règles classiques — proportions et perspectives — et de subtiles déformations au service d’un expressionnisme qui emprunte à la Bande dessinée sa puissance instinctive.
Les nombreuses marques de repentir, laissées volontairement par l’artiste, repoussent les limites de la figuration. Elles inscrivent le dessin dans une temporalité — celle de la création — et dans la réalité du processus, niant, en même temps qu’il se construit, l’illusionnisme propre à toute représentation.
Au fil de l’exposition, donc, et par l’intermédiaire de ces différents médiums, on se familiarise avec l’île imaginaire, sa capitale, Onomatopoeia, sa population d’If’ens, de colons ou de touristes, ses souris-pierres, ses œufs au goût amer − une monnaie d’échange des plus addictives −, ses différentes écoles de pensée dont les meneurs, les Dooks, sont identifiés par des chapeaux aux formes géométriques et son obsession majeure: la quête, toujours vaine, du Noumenoun, animal fantasmatique traqué par des générations de chasseurs professionnels…
Le récit est mis en scène sans relâche par les œuvres, qu’elles soient sculptées ou dessinées, réalistes ou abstraites, dans une incessante compulsion narrative.
Et c’est justement ce qui pourrait être reproché au travail de l’artiste écossais, cette tendance illustrative, cette soumission plastique à la toute-puissance de l’histoire, construite méthodiquement selon une logique cumulative un peu naïve — et dont l’excès de détails frôle le trop-plein.
Ce qui légitime à nos yeux la présence de Charles Avery au Plateau n’est donc pas le simple exercice — même virtuose — de fiction mais la dimension métaphorique du récit qui questionne la nature même de l’art.
L’exploration de l’île n’est-elle pas l’image de l’expérimentation artistique, du mythe de l’innovation et de la création de nouvelles formes?
La chasse au Noumenoun: une méditation détournée sur l’échec des idéologies artistiques dans leur quête de vérité? Rien d’étonnant à ce que le nom des premiers habitants de l’île, les If’ens, signifie «ce qui perçoit et qui peut être perçu», renvoyant ainsi à la définition première de l’esthétique comme science du sensible.
Cette mise en abîme permanente est bien la première vertu de l’œuvre de Charles Avery, avant même son spectaculaire coup de crayon.
— Charles Avery, Onomatopoeia, view of the port, 2009/2010
— Charles Avery, T-shirt seller, 2008
— Charles Avery, Magregors Bar, 2006
— Charles Avery, Untitled (Three Men Sucking Eggs), 2008. Collection: Sanvido, Paradiso.
— Charles Avery, Mob Scene, 2008
— Charles Avery, The Traveller, 2008
— Charles Avery, Untitled (Stone Mouse sellers), 2008.
— Charles Avery, Untitled (The Bar of the One Armed Snake), 2009
— Charles Avery, The Place of the Rout of the If’En, 2007
— Charles Avery, Untitled (Tourists in Hats), 2009
— Charles Avery, World Map, 2008
— Charles Avery, (Untitled) Bejewelled Hare, 2009. Taxidermy
— Charles Avery, Solipsist, 2010
— Charles Avery, Untitled (One Armed Snake), 2009. Taxidermy
— Charles Avery, Coscienza, 2008
— Charles Avery, Untitled (Le Rat Trompette), 2010