Laurent Proux
One piece at a time
Dans sa peinture et ses dessins, Laurent Proux entretient un rapport singulier avec la photographie. Comme pour de nombreux artistes depuis Richter et Polke, l’image photographique lui sert de point de départ neutre, objectif, qui lui permet d’inscrire sur la toile à la fois des éléments réalistes et des «marges» abstraites en une oscillation parfois vertigineuse. Mais sa singularité tient à la constitution d’une sorte de répertoire, ou d’archive, des lieux de production industrielle datant des années 1970.
Il y a là des images trouvées — manuels pédagogiques de la RDA, comptes d’exploitation d’entreprises en 1976 — et des photos prises par lui-même ou des amis sur leur lieu de travail. Les tableaux de cette exposition ou de la précédente montrent des usines, des entrepôts, des ateliers, des bureaux, des centres de traitements informatiques, des chaînes de production, des outils, des machines, qui peuvent nous sembler aussi surannés que l’iconographie des montgolfières ou des gravures anciennes mobilisée par Polke.
Les années soixante-dix sont pour Laurent Proux un moment de bascule entre une forme de travail concrète, productrice de bien matériels, et l’apparition massive de l’informatique qui dématérialise le travail humain en abstraction et annonce la globalisation contemporaine. Lorsque le photographe Lewis Baltz montre des câblages d’ordinateurs dans son installation La Ronde de nuit, il dit pareillement que la réalité du monde est désormais invisible.
Cette extériorité en forme de constat et ce travail de peinture perdurent dans les œuvres présentées aujourd’hui. Preuve que l’analyse s’obstine et se confirme en ces espaces froids et hostiles d’où toute présence humaine est bannie, sinon sous forme de traces, d’inscriptions manuelles et anonymes: graffiti, morpions envahissants, mots croisés récupérés dans des quotidiens gratuits. Y aurait-il là une forme de résistance un peu dérisoire? Nul ne le sait. La belle nouveauté, c’est que l’image unique — les taxiphones, le bureau de l’informaticien bordélique, le central téléphonique — a explosé.
Une forme d’intériorité apparaît alors dans la juxtaposition, le collage, le montage — chacun choisira le terme qui lui plaira — et parfois la superposition en transparence, d’une multitude d’images hétérogènes, tantôt extrêmement picturales et virtuoses, tantôt relevant d’un dessin d’une minutie diabolique, d’une géographie mystérieuse, d’une héraldique secrète. Une grande machine à produire des tissus imprimés aux couleurs vives — une machine à peindre — domine une grille de mots croisés et des taches d’encre d’imprimerie de journal, mais peintes.
Ailleurs, la même machine, vue sous un autre angle, est surmontée d’étranges cartes à jouer. Une nuée d’oiseaux voisine avec une chaîne de montage. Les Scrapbooks de William Burroughs où l’écrivain consignait les photos de presse qu’il découpait et celles qu’il prenait, en sentant que de leur juxtaposition un sens jaillirait pour lui seulement, procèdent d’un rapport similaire entre extériorité et imaginaire, désuétude et mémoire, zones d’images explicites et terra incognita de la peinture.
Le titre de l’exposition, «One Piece at a Time», est celui d’une chanson de Johnny Cash: un ouvrier d’une chaîne de montage vole une pièce de voiture chaque jour dans l’espoir sans doute vain d’avoir enfin sa voiture gratis. Laurent Proux peint aujourd’hui ainsi, morceau par morceau, en espérant à juste titre, non pas que tous ces morceaux finiront par faire image, mais que la peinture en sortira gagnante.