C’est à un parcours de « pénétrables » que nous invite la galerie Yvon Lambert à travers trois œuvres de trois artistes pourtant bien différents les uns des autres.
Le plus âgé d’entre eux, On Kawara, investit deux espaces d’un long poème numérologique sonore, One Million Years (Past & Future), lu en alternance par deux voix, masculine et féminine, qui énumèrent des dates passées et futures. C’est en 1993 que l’artiste transforma Future, poème écrit, en poème sonore à l’occasion de sa grande exposition au Dia Center of Arts qui comprenait les dix volumes de One Million Years (Past) et l’enregistrement de One Million Years (Future). Passé et présent existent ensemble dans deux pièces de la galerie Yvon Lambert. Ce temps qu’on croirait s’étendre à l’infini est ainsi limité, à la fois par la durée de l’exposition, et par le temps d’enregistrement du CD. One Million Years (Future), par exemple, ne comprend que les années de « 1994 AD » à « 2613 AD ». Quatre cubes de mousse grise et une lumière tamisée invitent le spectateur à s’asseoir, écouter, méditer.
Les installations du Brésilien Ernest Neto, souvent conçues comme de grandes enveloppes créant des volumes dans lesquels le spectateur doit s’immerger en occupant l’espace, occupent également le temps. Réflexion sur le comportement du public face à la question presque architecturale de l’intérieur et de l’extérieur, ces oeuvres convoquent habituellement plusieurs sens. Greta Gruta, os blocos do prazer (Grande grotte, les blocs du plaisir) se présente comme un énorme cube en mousse dans lequel on entre par un couloir ouvert menant à une entrée en forme d’amande. D’amande ou d’amante car la découpe de cette « porte du plaisir » est sans équivoque de nature à rappeler avec une précision presque chirurgicale une vulve féminine offerte. Une fois cette étape passée, le spectateur (à qui il a été préalablement demandé de se déchausser et d’ôter son manteau) se retrouve dans un dédale de cavités translucides plus ou moins volumineuses. On évolue difficilement dans cette grotte: il faut se baisser, les pieds s’enfoncent dans la mousse, la température est nettement plus élevée qu’à l’extérieur et notre propre souffle, encouragé par une acoustique singulière, se fait sonore et résonnant. Espace intra-utérin sensé protéger et provoquer du plaisir, cet environnement peut aussi être pris comme une prison d’abord douillette puis angoissante, pouvant aller jusqu’à déclencher une sensation de claustrophobie. Lorsqu’on sort de cette expérience relationnelle et que l’œuvre nous « accouche » littéralement, on se sent tout de même très content d’être au monde dans un horizon plus « ouvert ».
Autre pénétration, cette fois dans l’univers et l’intimité de la plasticienne Vibeke Tandberg et de son film (Un)dress, complément intéressant à l’œuvre photographique de cette artiste norvégienne. Dans un intérieur banal, la caméra suit les mouvements de corps d’une femme qui se déshabille, ou plutôt, qui n’a de cesse de se déshabiller. Elle enlève sa robe ou ses bas, une autre scène nous la remontre avec robe et bas, et tout recommence à nouveau, non pas en boucle (comme nous y ont habitués les créateurs contemporains) mais dans une autre scène où le personnage va se déshabiller à nouveau, l’ensemble sur fond de cinéma des familles, avec bande son et bruit du projecteur 16 mm en prime. Ce strip-tease aporétique fascine car il place le spectateur dans la position du voyeur d’un peep-show domestique qui ne finirait pas de s’accomplir et dont on sortirait avec une légère sensation de frustration. (Un)dress est une scène de déshabillage sans chute, sans la nudité intégrale à laquelle on s’attend et que secrètement on espère.
— On Kawara, Reading One Million Years (Past and Future) , 2002. Deux installations sonores, chacune placée dans une salle, 8 cubes de mousse grise, moquette grise, lampes posées au sol.
— Ernesto Neto, Os blocos do prazer. Greta Gruta, 2002. 25 blocs de mousse blanche, 2,38 x 5,90 x 9,40 m.
— Vibeke Tandberg, (Un)dress, film 16mm sonore.