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Olivier Poivre d Arvor

Elisa Fedeli. Vous avez confié la réalisation de la nouvelle campagne publicitaire de France Culture à l’artiste contemporain Philippe Ramette. C’est une première pour la chaîne. Cette collaboration annonce-t-elle une nouvelle direction de la chaîne en faveur de l’art contemporain?
Olivier Poivre d’Arvor. Je ne peux pas concevoir une radio culturelle où les créateurs ne soient pas au centre du projet. Dans tout organisme, les créateurs sont forcément repoussés en marge car l’administration et la communication prennent le dessus. Ce n’est pas ma culture. La mienne consiste à partir de la créativité des artistes pour développer ensuite un projet. France Culture, la chaîne qui célèbre le savoir et la création, se le devait bien. Pour m’être occupé pendant ces vingt dernières années des échanges culturels internationaux, je vis à travers l’amour des créateurs. Le travail de Philippe Ramette me suit depuis dix ans. J’ai pensé qu’il pouvait être au cœur de notre image pour l’année 2010-2011.
Je suis heureux de voir que toute la chaîne s’est vraiment identifiée à cette image. C’était important de dépersonnaliser les choses. D’habitude, dans les campagnes publicitaires, on voit le visage des producteurs. Je voulais que les émissions soient symbolisées par des figures anonymes. J’espère continuer dans ce sens-là pour les années suivantes et que nos campagnes soient toujours faites par des artistes.

Avez-vous déjà des noms en tête?
Olivier Poivre d’Arvor. Il y a beaucoup d’artistes que j’aime. J’irai peut-être chercher du côté de Pierre Huyghe, de Dominique Gonzales-Foerster, de Sophie Calle,… Mais j’ai encore le temps d’y réfléchir! Cela dépendra de ce que l’on voudra dire en 2012, l’année des élections présidentielles.

Quels sont vos affinités personnelles avec l’art contemporain? Il y a plusieurs années, vous avez écrit un article pour ArtPress sur le peintre Balthus. Nourrissez-vous une passion pour les arts visuels de longue date?
Olivier Poivre d’Arvor. Oui, j’avais alors 18-19 ans et c’était mon premier papier. J’ai un spectre de goût assez large. J’adore Cranach par exemple. J’adore les artistes d’aujourd’hui et j’aime tous les supports, notamment la peinture et la vidéo.
Toutes ces années, à l’AFAA et à Culturesfrance, il m’a fallu faire des choix pour la Biennale de Venise. J’ai choisi Pierre Huyghe, Annette Messager, Sophie Calle et enfin Christian Boltanski pour l’édition de 2011. Souvent, ce n’était pas totalement consensuel. Qu’est-ce que je n’ai pas entendu? Qu’il fallait choisir des jeunes! Pour moi, au contraire, la Biennale de Venise est un espace de rivalités pavillonnaires où il faut envoyer le bon artiste au bon moment. Annette Messager était la première femme artiste, elle a eu le Lion d’Or. L’exposition de Sophie Calle a fait le tour du monde après avoir été montré à Venise. Christian Boltanski, c’était anormal que la France ne l’ait encore jamais invité à Venise. Je pense que, dans ce contexte international, son travail trouvera une signification nouvelle.

Etes-vous collectionneur?
Olivier Poivre d’Arvor. Non, je possède seulement quelques œuvres, d’amis artistes. Mon domaine, c’est plutôt les livres et je leur consacre tout mon espace.

Comment envisagez-vous la question de la démocratisation culturelle pour France Culture?
Olivier Poivre d’Arvor. Pour nous, la démocratisation est un vrai sujet. Nous voulons rendre accessibles nos programmes à travers notre antenne et notre site internet. J’ai vu que l’émission «Les nouveaux chemins de la philosophie» a battu le record d’audience de la chaîne: 400 000 podcasts en tout! Notre travail, c’est d’élaborer des programmes disséminés qui peuvent être traduits et envoyés dans le monde entier. Pour moi, France Culture sera juste quand elle pourra s’appeler «France Culture Monde», qu’elle sera aussi bien consultée sur le net à Londres, à Bangkok et à Bamako. Ce n’est pas encore le cas et j’aimerais que l’on dépasse notre champ traditionnel. Il y a des millions de francophones dans le monde, notamment en Afrique et au nord de l’Amérique. Ce serait énorme si l’Afrique nous écoutait!

Vous venez de publier l’essai Bug made in France. Histoire d’une capitulation culturelle aux éditions nrf. Quand on achève cette lecture, on ressent une première impression très belle: la culture française est singulière et nous devrions l’aimer davantage. Pour vous, sa force, c’est d’être une «culture-monde».
Olivier Poivre d’Arvor. Oui, la culture française est singulière en ce qu’elle s’est toujours pensée comme une culture universelle et non pas nationale, par arrogance mais aussi en vertu de réalités historiques et géographiques. Les Lumières et les droits de l’Homme sont des inventions françaises mais que nous avons pensé comme des inventions nécessaires au reste du monde. Pendant la colonisation, nous avons cru que nos idées devaient s’appliquer ailleurs. Dans l’histoire du monde, il y a seulement deux pays qui ont eu cette croyance: la France et les Etats-Unis. C’est en cela qu’ils sont singuliers. On peut considérer cette attitude extrêmement arrogante mais ce sont les fondements. Cela nous a été attribué les années durant. L’Alliance Française a été créée par des personnes qui ne parlaient pas français mais qui avaient une certaine idée de la France, qu’ils voulaient promouvoir face à l’Allemagne.
La culture française a voulu rayonner, s’imposer, parfois de manière brutale. Elle a aussi beaucoup accueilli. Au début du XXè siècle, vivaient en France Picasso, Giacometti, Soutine. Dans la situation actuelle, ils n’auraient probablement pas eu de visa! Or, la France n’a jamais été aussi grande que dans ces moments-là. Ce sont ces «métèques» qui ont façonné cette «culture-monde».
Une culture nationale s’appelle le Front National. La culture, c’est l’amour de l’étranger, c’est le lien. Aujourd’hui, la technologie a rendu évident le fait que la culture n’est pas un territoire. Curieusement, cette culture-monde est en panne, personne n’y croit. On est revenu à la vision d’un corps traditionnel français, pour reprendre cette expression malheureuse de Gérard Longuet. On ne revendique pas par exemple les influences arabes et africaines qui sont la réalité de notre temps et qui le seront encore plus dans dix ans avec tous ces jeunes, y compris artistes, dont les parents sont nés à Alger, à Tunis, à Bamako, à Dakar, à Tunis, … Cette culture-monde n’est toujours pas légitimée. On parle toujours d’une culture blanche traditionnelle. C’est ce que j’appelle un des «bugs made in France».

L’autre «bug» dont vous parlez dans ce livre, c’est le retard de la France par rapport au numérique.
Olivier Poivre d’Arvor. Oui, ce «bug» numérique revient à ne vouloir vivre que sur une vision purement artistique et culturelle de la culture. Or la culture, c’est aussi la science, l’éducation. La culture, ce n’est pas le ministère de la culture. Ce n’est pas que le théâtre, la danse et la musique. C’est beaucoup plus, c’est le rapport que l’on a au monde.
Les américains ont juste réenchanter ce sujet-là grâce à ces machines à numériser, à fragmenter et à partager le monde. Ils proposent un autre rapport à la connaissance, dont Wikipédia est un bon exemple. Quelque chose de nouveau, de beaucoup plus participatif et de ludique. Les outils numériques sont des outils d’appropriation. On peut aujourd’hui voyager à travers un écran en live, créer des œuvres soi-même, s’approprier des sons et des images. Avec Youtube, Google et Yahoo, les américains ont inventé des outils magnifiques d’accès à la culture.
Tout à coup, les gendarmes de l’ordre culturel français sifflent et crient: «Attention, là, divertissement!» Je crois que cette question de la frontière entre le divertissement et la culture est dépassée, comme celle de la frontière entre art et économie. Curieusement, on a beaucoup de mal à passer à l’étape suivante. Nous nous muséifions de manière incroyable parce que nous sommes sur de vieux logiciels.
Le mépris de l’art contemporain — et le mot n’est pas faible — manifesté par nombre de nos intellectuels est quelque chose qui me fait froid dans le dos! C’est signe que l’époque est malheureuse. On devrait aimer l’art contemporain quand on est intelligent, quand on est curieux, ce qui est le cas a priori d’un intellectuel. Je ne vais pas les citer car ils se reconnaîtront. Combien sont-ils à aller dans les galeries et les musées d’art contemporain pour dire: «Mon époque est belle et j’aime cet artiste que je ne connais pas»?

Dans Bug made in France, vous déplorez le fait que la culture n’est plus au centre des préocuppations politiques en France et encore moins en Europe. Comment expliquez-vous cette lacune? Pourquoi est-ce important d’avoir un projet culturel à l’échelle européenne?
Olivier Poivre d’Arvor. Je constate que mon pays donne des signaux faibles de désir de communication avec le monde. C’est contradictoire car les gens aiment et consomment les cultures étrangères. On est le pays au monde où l’on consomme le plus de littérature étrangère et de films étrangers. Il y a un public pour cela mais, en même temps, nous sommes dans une situation totalement hermétique où on s’autoproduit, on s’autodiffuse, on vit sur le marché intérieur. Nos auteurs, cinéastes et plasticiens s’autoproduisent, s’autocélébrent parfois, sans que le reste du monde en ait l’écho. En effet, l’Etat français achète et il fixe les prix.
En France, la preuve par le reste du monde n’est pas indispensable. Au contraire, si vous êtes tchèque ou bolivien, vous ne pouvez exister qu’en vous mesurant au reste du monde. Etre français, c’est facile! Nous sommes les héritiers d’un patrimoine extraordinaire qui a été constitué par la guerre, par la colonisation, par des gens plus ou moins sympathiques qui s’appelaient Louis XIV et Napoléon. On est riche de cela mais on croit ne pas avoir besoin de l’extérieur. Or on est tout petit à l’extérieur! Notre langue n’est presque plus parlée mais il faut que nous soyons plurilingues! Nous sommes consommateurs des outils de communication inventés par les américains mais il aurait fallu qu’on les invente nous-mêmes! Au lieu de cela, on a préféré être «exceptionnel» culturellement et inventer des rideaux de fumée, comme la diversité culturelle. Parce l’Unesco l’avait bénie, on a cru que les gens allaient être libres de défendre leur culture. Six ans plus tard, qu’a apporté la diversité culturelle au reste du monde? Rien, sauf des déclarations de bon sentiment.
J’adore notre époque et il n’y a pas d’autre issue que de placer la culture au centre d’un projet politique. Mais dès lors que je vais sur le terrain politique, je me sens à la fois ridicule et isolé.

Vous avez dirigé l’AFAA, rebaptisée Culturesfrance, et orienté sa réforme en 2010. Quel avenir vous semble promis à cet organisme, qui porte désormais le nom d’Institut Français?
Olivier Poivre d’Arvor. C’est un projet que j’ai voulu et que j’ai proposé au ministre des Affaires Etrangères de l’époque, Bernard Kouchner. J’ai voulu créer une agence unique qui s’appelle l’Institut Français. Cela m’a valu beaucoup de rejet de la part du quai d’Orsay et de mes collègues ambassadeurs. Je suis content que cela existe mais je regrette que cela n’existe pas dans la version que j’aurais souhaitée. Pour moi, il fallait créer une agence très autonome et qui regroupe tous les instituts français, les services culturels et l’ensemble du dispositif éducatif. Malheureusement, la négociation a abouti à un projet plus minimal.
Ce que j’apprécie, c’est la nomination de mon successeur en la personne de Xavier Darcos, quelqu’un qui a un poids politique autrement plus élevé que le mien. C’est un bon choix.
Je ne partage pas le choix d’avoir placé cet organisme sous le seul giron du quai d’Orsay. Raisonnablement, on ne peut pas aujourd’hui vouloir assujettir notre présence à la seule réalité diplomatique. J’ai beaucoup d’admiration pour ce métier, qui est le mien à l’origine. Mais la diplomatie c’est une chose, la culture une autre. La diplomatie doit se mettre au service de la culture mais ce n’est pas toujours le cas, comme le démontre l’affaire Florence Cassez au Mexique.

— Philippe Ramette, Lévitation rationnelle, 2002. Photographie.
— Philippe Ramette, Exploration rationnelle des fonds sous-marins: la pause, 2006. Photographie.
— Philippe Ramette, Exploration rationnelle des fonds sous-marins, 2006. Photographie.
— Philippe Ramette, Exploration rationnelle des fonds sous-marins: l’arrivée, 2006. Photographie.
— Philippe Ramette, Socles à réflexion (utilisation), 1989-2002. Photographie.

Toutes les photographies de Philippe Ramette: Courtesy galerie Xippas, Paris © Philippe Ramette

Conception graphique des affiches: Dream On

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