Le regain d’intérêt dont bénéficie actuellement la peinture abstraite géométrique ne relève assurément pas du hasard, ni d’un simple mouvement plus ou moins cyclique de mode, ni même d’un trivial effet de marché. Il exprime sans doute un mouvement propre à l’état du monde de l’art et de la culture, et plus profondément peut-être certains grands traits de l’époque. Le phénomène n’est toutefois pas uniforme. Les expositions simultanément consacrées, entre cinétisme et Op Art, à Julio Le Parc dans le sillage de celle du Palais de Tokyo, et à Jesus-Raphael Soto au Centre Pompidou-Paris, sont assez différentes de celles de Sol LeWitt au Centre Pompidou-Metz ou de «A Stone Left Unturned» de chez Yvon Lambert, et plus encore de celle, «Abstraction manifeste», du Quartier à Quimper.
Quant à l’exposition d’Olivier Mosset, qui vient d’ouvrir au Musée d’art contemporain de Languedoc-Roussillon (Sérignan), elle donne la mesure de la radicalité théorique et esthétique d’une peinture qui n’a jamais cessé de se déployer aux extrémités de la peinture. En un point où la théorie et la pratique fusionnent, où l’absolue platitude substitue aux représentations la densité de réflexions sur la peinture, l’acte de peindre, et les conditions réelles de production et de diffusion. En un point où la froide géométrie est génératrice de sensations.
A Sérignan, on éprouve en effet l’intensité discrète et silencieuse d’un dialogue construit in situ, dans une vaste salle, entre deux peintures occupant deux pans de murs opposés. L’un étant recouvert d’un jaune d’or uniforme, tandis que sur l’autre les diagonales forment quatre grands triangles — deux jaunes verticaux et deux bleus horizontaux — qui se rejoignent en leur sommet.
Dans une autre salle de dimensions plus restreintes, et de forme allongée, une toile noire occupant tout un mur est cernée sur la totalité des trois autres murs par vingt six toiles également noires brillantes, toutes de mêmes dimensions, équidistantes et disposées sur deux rangées. Autre dispositif, autres énergies esthétiques, autres sensations.
Après avoir été, en 1967, le «M» du célèbre et éphémère B.M.P.T (Buren, Mosset, Parmentier, Toroni), Olivier Mosset a su trouver une fécondité esthétique et picturale dans la haute exigence théorique et rationnelle affirmée par le groupe.
Tandis que Daniel Buren disposait dans différents espaces urbains ses toiles composées de bandes verticales équidistantes, au risque de situer paradoxalement sa peinture entre invisibilité et événement, Oliver Mosset, lui, affrontait un autre paradoxe, celui de concilier la grande évidence avec la plus haute neutralité. C’est ainsi qu’il a durant huit ans, jusqu’en 1974, répété la même toile blanche de format carré (100 x 100 cm), non signée, et marquée en son centre d’un même cercle noir.
La répétition a été la solution adoptée par Olivier Mosset pour placer sa peinture dans l’ordre de l’évidence et de la neutralité. Ses toiles tendues sur un châssis et marquées d’une même figure élémentaire peinte disposaient d’une évidence paradigmatique que n’avaient ni les toiles de Buren, ni par exemple les ready-made de Marcel Duchamp dont la transformation des objets ordinaires en œuvres d’art était tributaire du langage et d’un dispositif institutionnel.
A l’évidence situées ainsi dans l’ordre de la peinture, les productions d’Olivier Mosset procédaient, sur le mode de la répétition-neutralité, à une critique de la pratique picturale à la charnière des années 60-70. Une critique de la peinture par la peinture, plus précisément par la pratique d’une autre peinture dans la peinture.
Car la répétition-neutralité d’un même tableau archétypal, qui abolissait les notions d’évolution, de progrès, d’habileté, d’individuation, et bien sûr celles d’unicité, d’originalité et de nouveauté, déjouait les principaux mécanismes constitutifs des valeurs symboliques, esthétiques et économiques traditionnellement attachées à la peinture.
C’est ainsi, autre fécond paradoxe, que cette peinture neutre, plate, a-signifiante, a-subjective et anhistorique, purement formelle, apparemment confinée dans le périmètre obtus de son autonomie, mettait par sa radicale différence en évidence la nature profondément historique et sociale de chacun des éléments des pratiques picturales canoniques.
En fait, la démarche radicale et systématique d’Olivier Mosset a pour objectif d’arriver à une «peinture anonyme, neutre et matérialiste», expurgée des scories illusionnistes, métaphysiques et psychologiques qui trop souvent la recouvrent et l’encombrent. Non pas pour accéder à une improbable essence de la peinture (chère à Clement Greenberg), mais pour «donner à la peinture la possibilité d’être vue pour elle-même».
Il ne s’agit donc pas d’une quête d’absolu, car l’autonomie revendiquée se veut clairement «relative»: peindre en «rapport à l’histoire» sans toutefois «suivre l’histoire», affirme Olivier Mosset dans le sillage, peut-être, de Theodor Adorno qui a, pour sa part, beaucoup insisté dans La Théorie esthétique sur le fait qu’indissociablement «l’art est autonomie et fait social».
En outre, le parti pris de la neutralité et de l’anonymat ne vise pas à abolir l’individu, mais à redéfinir les places et les rôles respectifs de l’artiste et des spectateurs, et à permettre une réception plus large, plus directe et plus franche de la peinture. Débarrassés du «fatras» de l’expressionnisme et de la subjectivité de l’artiste, les regards des spectateurs deviennent en effet plus libres et plus disponibles pour la peinture, au point qu’«un travail où il y a un moins de soi est plus ouvert, plus démocratique en un sens». En cela encore la forme est «fait social» en tant qu’elle agit directement sur la qualité, le mode et le périmètre social de la réception des œuvres.
Enfin, la posture de neutralité et d’anonymat, qui se manifeste en particulier dans la géométrie élémentaire des formes (des cercles, des bandes, des carrés, des triangles), est aussi conçue comme un moyen de «résister à l’interprétation», dont les pratiques et les excès risquent d’engloutir les œuvres sous une avalanche de discours, et d’en brouiller l’accès.
Mais conjointement à l’action allégorique d’interprétation, qui superpose à la peinture une réalité langagière hétéronome de concepts et de discours, une autre menace pèse sur la peinture, et contre laquelle Olivier Mosset résiste également, c’est celle de la représentation, de l’illustration et de l’expressionnisme. Car ces attitudes ont en commun d’instrumentaliser la peinture en lui imposant d’assumer des fonctions qui lui sont étrangères. Selon Olivier Mosset, en effet, peindre ne consiste pas à représenter, à illustrer ou à exprimer, mais fondamentalement à déposer de la couleur et à agencer des formes sur une surface.
Cette voie choisie de la peinture comme pur agencement de couleurs et de formes sur une surface est étroite, et féconde dans sa rigueur même. Car elle affirme que la platitude, l’immédiateté et la simplicité formelle ne sont pas des données élémentaires de la peinture, mais le produit d’une série de refus critiques.
D’abord les refus de la représentation; du «fratas» des discours, symboles et interprétations; et des «déclarations humanistes et métaphysiques de l’art abstrait classique». Puis le refus de l’expression à l’intérieur même de «l’expressionnisme abstrait», voire des pratiques exigeantes du monochrome telles que celle de Robert Ryman. Le refus également du ludisme de l’Op Art et du cinétisme. Mais surtout le refus du formalisme qui plie les formes et les couleurs aux contraintes hédonistes du décoratif.
A la conjonction extrême de la surface et de la couleur, Olivier Mosset a défini, à l’encontre des essentialismes et formalismes, une peinture critique — «critique de l’ordre formel ou même social». Une peinture politique.
André Rouillé
Les citations sont extraites de Olivier Mosset, Deux ou trois choses que je sais d’elle… Ecrits et entretiens, 1966-2003, Mamco, Genève, 2005. 320 p.