Céline Piettre. Vous êtes en train de créer Révolution, présentée du 10 au 11 novembre au festival Les Inaccoutumés 2009, à la Ménagerie de Verre à Paris. Comment ce nouveau projet s’inscrit-il dans votre parcours ? Est-il en continuité ou en rupture avec vos pièces précédentes, où la question de la danse et de l’interprète était centrale ?
Olivier Dubois. S’il existe une continuité dans mon travail, elle s’efface devant le projet en lui-même. L’une des ambitions de Révolution est de questionner le corps comme masse ouvrière de l’art — j’utilise le terme de « masse » car les interprètes sont nombreuses, quatorze exactement. Ce n’est pas, à proprement parler, un prolongement de ma réflexion sur l’interprète. Révolution s’intéresse essentiellement à l’artiste — à l’auteur — et au corps, pensé comme acte de résistance. La création n’est-elle pas le dernier lieu de résistance ? Ces femmes qui dansent ne sont pas de simples interprètes, j’en fais de véritable résistantes. Je pense ici les interprètes comme des outils politiques de la création.
Vous parlez de résistance, de révolution. On s’attend donc à une pièce très politique…
Olivier Dubois. Selon moi, l’art est politique par définition. En tant qu’auteur, je me pose humblement la question du pourquoi ? Pourquoi cette nécessité de créer ? Pourquoi ce tremblement qui pousse irrémédiablement l’homme vers la création?
Le terme de « masse ouvrière de l’art » peut-être perçu comme péjoratif. Votre pièce est-elle un moyen de dénoncer l’oppression de l’individu par le groupe ou plus généralement l’aliénation du travail capitaliste, dans une perspective marxiste ? Est-ce, par extension, une critique de la danse classique, du corps de ballet, cette masse elle aussi anonyme ?
Olivier Dubois. Non, pas du tout. Dans un corps de ballet, les danseuses ne sont pas au service de l’auteur mais de la création. C’est elle le moteur, et cela implique une véritable adhésion de la part des interprètes, qui n’est pas forcément aliénante. Je valorise au contraire le rôle très positif de l’ouvrière au service d’un projet, d’une mécanique, tel un rouage indispensable. Cette « résistante » qui combat au service d’une cause.
Votre Révolution serait un combat…
Olivier Dubois. Oui, mais un combat inoffensif. Une marche pour la paix. Les danseuses sont un peu comme ces femmes argentines, les « mères de la place de mai » qui se réunissaient tous les jeudis sur la Plaza de Mayo, au centre de Buenos Aires, et qui tournaient pendant une demi-heure pour protester contre l’assassinat de leurs enfants au temps de la dictature militaire… Ici, dans Révolution, on met littéralement tout en branle ! La pièce est un grand coup de gueule !
La représentation à la Ménagerie de Verre dure un peu plus de deux heures ! Un format inhabituel pour un spectacle de danse, et un chalenge aussi bien pour les interprètes que pour le public…
Olivier Dubois. Ces quatorze femmes marchent, avancent, comme une lame de fond, une comète qui passe, disparaît puis revient, indéfiniment. La Longueur du spectacle implique une endurance, celle des danseuses mais aussi celle du spectateur. Il leur faut résister, au sens littéral du terme, tenir le coup. Et ce qui se révèle ainsi est un trésor inestimable : le cri de l’humanité. La participation implique un véritable engagement (physique et intellectuel). Le temps d’attente, l’ennui, sont importants. Il faut s’éloigner du propos pour y revenir avec d’autant plus de force.
Ce n’est pas une pièce consommable en tant que telle, dans une immédiateté. Pour moi, il est important d’éprouver. Je ne parle pas de douleur mais d’un chemin, plus ou moins long, plus ou moins difficile, à parcourir. Je veux que les spectateurs eux aussi vivent une révolution, qu’ils sortent transformés. Le temps du spectacle, l’effort que cela demande, permet d’accéder à ce changement. Le public aussi a un combat à mener, à travers cette attente, comme dans une citation de Marguerite Duras qui m’est chère : «Nous sommes à la pointe d’un combat sans nom, sans armes, sans sang versé, sans gloire, à la pointe de l’attente… » (La Douleur)
Pourquoi n’avoir choisi que des interprètes féminines ?
Olivier Dubois. J’ai toujours pensé cette pièce pour des femmes… Je voulais éviter de me retrouver seulement avec des hommes, dans cette aisance, dans cette solidarité toute masculine. Avec des femmes, on aboutit à une autre esthétique. Leurs corps parlent. Elles sont porteuses d’histoire ; berceaux de l’humanité, elles donnent la vie. Et puis le combat des femmes pour s’imposer dans une société dominée par les hommes a encore un sens aujourd’hui. Même dans les pays occidentaux, même en Europe. A la fin de la pièce, éreintées par la durée, par l’effort, elles ne vont plus chercher leur énergie dans la force vive du corps mais dans leurs racines, celles qui nous font tous tenir debout, en fin de compte.
Les danseuses tournent autour d’une barre…
Olivier Dubois. Oui, mais j’évacue tout de suite, et volontairement, le côté sensuel, érotique de l’objet. Il n’est pas question ici de faire référence au strip-tease, à l’industrie du sexe, à l’instrumentalisation du corps féminin. En danse, la barre est d’abord un outil de travail. Au début de la pièce, elle sublime la danseuse qui la tient, la valorise, la rend belle puis au bout d’un moment, la notion de représentation disparaît, au bout d’une heure, la danseuse tient la barre seulement parce que c’est son travail.
La barre est aussi un soutien, une béquille, un pilier et même une racine. C’est un objet qui me fascine, que l’on tourne, que l’on finit par polir…
Le Bolero de Ravel est l’unique support musical de Révolution. Pourquoi ce morceau et seulement celui là ?
Olivier Dubois. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, je ne l’ai pas choisi en raison de sa sensualité. Je vois plutôt Le Bolero comme un petit bataillon qui avance, qui va au front. On comprend très vite le principe structurel du Boléro : une accumulation puis une explosion. Ici, on en restera à l’accumulation.
Le Boléro est un air très populaire, un peu galvaudé, et souvent déprécié par les mélomanes…
Olivier Dubois. Peut-être, mais ce n’est pas cet aspect qui m’intéresse. Pour moi, Le Boléro est d’abord un morceau auquel on ne peut pas échapper. Il a un côté hypnotique de par sa nature répétitive. Il renforce l’attente, l’impatience du spectateur.
Vous avez travaillé avec de nombreux chorégraphes étant qu’interprète ? Qui influence le plus, aujourd’hui, votre pratique, dans Révolution et dans vos pièces précédentes : Pour tout l’or du monde et Faune(s) ? Qui vous inspire le plus ?
Olivier Dubois. Jan Fabre, incontestablement, qui est toujours très présent dans mes pensées. Travailler à ses côtés a été une expérience très riche, qui vous change profondément, un véritable engagement. Il est un peu comme un maître pour moi. J’essaie à la fois d’être à la hauteur de cet héritage, et de m’en séparer progressivement pour trouver mon propre chemin. Devenir autonome, c’est tuer le père ! Mais il n’y a pas que Jan Fabre qui ait compté dans mon parcours. Quand je travaille avec un chorégraphe, je vais à sa rencontre. A chaque fois, j’en ressors un peu plus consistant. C’est d’ailleurs ce que je recherche dans le métier d’interprète.
Doit-on s’étonner de vous trouver à la Ménagerie de Verre, dans un lieu d’expérimentation, plus confidentiel que le Palais des Papes, le Théâtre de Chaillot par exemple ?
Olivier Dubois. Non, je n’ai volontairement pas de maison artistique, pas de famille. Je fréquente beaucoup de lieux et de festivals différents : Avignon, La Biennale de Lyon mais aussi Impulstanz en Autriche… J’essaie surtout d’adapter les créations aux types d’espace ou inversement. La Ménagerie de Verre était l’endroit idéal pour accueillir le projet Révolution et Marie-Thérèse Allier, la personne prête à le soutenir… J’aime être dans cette diversité, cette liberté.
L’année 2010 s’annonce plutôt chargée : un spectacle sur Frank Sinatra, L’Homme de l’Atlantique, pour la Biennale de danse de Lyon, Spectre pour les Ballets de Monte Carlo. Tu seras aussi artiste associé au Lieu unique, à Nantes…
Olivier Dubois. Tous ces projets m’enchantent ! J’ai toujours eu un véritable amour pour le travail de Frank Sinatra et une fascination pour le personnage. Je l’associe au plaisir, à la séduction, à l’élégance… C’est aussi l’occasion pour moi d’aborder la question épineuse du succès, d’un certain dandysme poussé à l’extrême. Car il ne faut pas oublier que Frank Sinatra était un vrai salaud, humainement parlant. L’on peut se demander si le talent justifie, excuse tout ? De plus, j’aurai la chance de danser en duo avec Marion Lévy, qui est une fantastique interprète !
Je suis également très heureux d’avoir été choisi comme artiste associé au Lieu unique, où je vais pouvoir présenter Révolution. Peut-être qu’il sera question d’une collaboration avec l’auteur de théâtre Olivier Cadio, mais rien n’est encore vraiment défini…
Pour conclure, je reviendrai encore une fois à la pièce. Est-ce qu’on peut dire que cette petite Révolution tend vers un idéal ? Si oui, lequel ?
Olivier Dubois. La création est un combat pour l’humanité, un combat monstrueux. L’humanité n’est pas une réalité mais un concept vers lequel on tend, une utopie pour laquelle il ne faut cesser de se battre. C’est comme si on devait conquérir sans cesse son propre territoire, ce territoire qui est juste devant chez soi, et qu’on laboure chaque jour, avec courage et ferveur, car il faut trimer pour que la récolte soit bonne… Il faut créer et créer encore. Je pense, comme Dostoïevski, que « La beauté sauvera le monde »…
— Révolution, Olivier Dubois, 2009. Pièce pour 15 danseuses sur Le Boléro de Maurice Ravel. 2h45.
Dates et horaires de représentation
10-11 novembre 2009, Ã 20h30.Â
Lieu
Ménagerie de Verre, 14 rue Léchevin, 75011 Paris
Métro
Parmentier
Réservations
T. 33 1 43 38 33 44 (14h-18h)