Céline Piettre. En 2004, vous créez Comment taire qui inaugure une période de recherche sur la transcription sonore du mouvement, avec l’appui des nouvelles technologies. Qu’est-ce qui est à l’origine de ces expérimentations ?
Olivia Grandville. Je ne suis pas musicienne mais j’ai beaucoup travaillé sur la musicalité du langage et la question de la temporalité du mouvement, le phrase. Pour moi, les sons ont toujours été des matériaux de création à part entière : le bruit des pas ou des objets qui s’entrechoquent, les déplacements sur scène, les souffles, la voix… Alors, quand Serge Laurent, le programmateur des spectacles vivants du Centre Pompidou, m’a proposé un projet avec l’Ircam, j’ai tout de suite eu envie d’expérimenter un logiciel de captation du geste. Je l’ai vécu comme le prolongement naturel de mon travail, la possibilité de faire entendre, enfin, mon chant intérieur. Je voulais savoir si j’étais capable d’organiser musicalement quelque chose à partir de ma danse.
Comment s’est passée cette collaboration avec l’Ircam ?
Olivia Grandville. Pendant cinq semaines, j’ai travaillé en étroite collaboration avec Romain Kronenberg et Nicolas Leroy, respectivement assistant musical et informaticien de l’Ircam. Ils m’ont d’abord expliqué le fonctionnement du logiciel, capable d’identifier dans l’espace une silhouette, celle du danseur, et d’enregistrer certains paramètres de mouvement : vitesse, déplacement dans l’espace, déploiement des extrémités par rapport au centre du corps. Mais je me suis aperçue que cette silhouette n’existait qu’en deux dimensions, qu’il n’y avait pas de notion de volume, comme une marionnette qui écarte les pieds ou les mains.
Très vite, donc, vous vous êtes heurtée aux limites de cette technologie de pointe ?
Olivia Grandville. Oui, car ce sont des logiciels en voie de développement. Par ailleurs, les objectifs de l’Ircam en terme de recherche relèvent d’une optique musicale et non chorégraphique. Pour Comment taire, j’ai placé les caméras au dessus du plateau, je pouvais ainsi tricher avec cette notion de volume. Donc, finalement, j’ai tenté d’inventer avec l’équipe de l’Ircam les moyens de détourner les limites de l’outil et surtout de trouver une pertinence entre mes mouvements et les sons que je déclenchais ou ceux sur lesquels j’agissais. Au fil des expérimentations, je me suis détournée du principe de déclenchement, qui est basé sur une simple reconnaissance du mouvement — quand on bouge le bras, le logiciel produit un son ; quand on s’arrête de bouger, la musique cesse du même coup —, pour m’intéresser à la technique de synthèse granulaire, qui découpe le son en tranche, en grains. Avec ce système, l’arrêt d’un mouvement n’interrompt pas le processus sonore, mais le fige sur un fragment de son (ou de silence). Ma présence suffit donc à ce qu’il se passe quelque chose. C’est comme si j’avançais dans un fichier son par l’intermédiaire de mon corps métamorphosé en joystick. Comme si j’entrais dans le son. Tout cela semble ésotérique mais ça ne l’est pas. C’est très concret au contraire.
Quelles ont été les conséquences de cette première expérience sur votre écriture chorégraphique ?
Olivia Grandville. Ce qui m’intéresse avec les nouvelles technologies, et plus particulièrement avec ce principe de synthèse granulaire, c’est que j’ai l’impression d’évoluer dans un volume sonore. Il y a un phénomène d’illusion sensorielle. En règle générale, un danseur n’a pas de retour visuel sur son mouvement, il n’a qu’un retour perceptif. Là, tout d’un coup, j’ai un retour auditif, comme un comédien qui entend sa voix ou un musicien son instrument, ce qui me permet vraiment de composer avec cet outil là. Suivant la qualité du son, je vais avoir envie de produire tel ou tel mouvement : un son fulgurant m’incitera à fendre l’air de manière tranchante, un son plus dense me donnera l’impression de transporter une certaine épaisseur de matière etc.
Et dans My Space, la création que vous venez de présenter au Centre Pompidou ?
Olivia Grandville. Dans My Space, où je fais équipe avec les musiciens Tom Mays et Jérôme Noetinger, j’ai poursuivi le même travail, avec plus d’expérience et une possibilité de dialogue avec les musiciens que je n’avais pas rencontrée à l’Ircam.
J’ai plusieurs sortes d’instruments à ma disposition. Certains me permettent de jouer avec toute une variété de sons, je vais donc être dans une danse très articulée, très phrasée rythmiquement. Avec d’autres, je voyage à l’intérieur d’un seul et même type de son, comme une matière que je sculpterais par mon mouvement.
Il y a des gestes qui reviennent, comme des motifs, comme si vous utilisiez un vocabulaire défini à l’avance…
Olivia Grandville. Oui, c’est comme des structures de jazz, il y a effectivement des motifs que j’ai prédéterminés puis j’improvise avec. Je voulais trouver un outil d’improvisation entre guillemets, car au final ce n’est pas de l’improvisation mais plutôt un principe d’écriture qui me permet de composer à l’envi à l’intérieur d’un cadre fixe. La pièce dépend d’une organisation spatiale et temporelle qui sert de trame. Les interactions avec les musiciens sont décidées à l’avance, mais nous pouvons jouer sur les durées, sur l’ordre des motifs. Si vous assistez à plusieurs représentations de My Space, vous verrez le même spectacle, mais il n’y aura jamais le même geste au même endroit. Je travaille sur des registres de mouvement, des principes de mouvement.
Y a-t-il des contraintes à cette liberté d’improvisation ?
Olivia Grandville. Oui, je m’en donne volontairement, justement pour qu’il y ait une écriture qui se dégage de ces contraintes. D’abord, la première contrainte, c’est la table, qui m’oblige à travailler avec un corps coupé en deux. Par ailleurs, les instruments de captation que j’ai nommés plus haut m’obligent à définir des qualités de mouvement précises en fonction du rendu musical que je veux obtenir. Après, la possibilité d’improvisation à l’intérieur de la structure préétablie est infinie en fonction de ce que je compose à l’oreille, en duo avec Jérôme Noetinger ou Tom Mays.
Sur scène, quelle est la nature de vos relations avec les deux musiciens ?
Olivia Grandville. En fait, je travaille avec l’instrument que m’a fabriqué Tom Mays et je joue en duo avec Jérôme Noetinger, qui, lui, est un musicien électro-acoustique avec qui je n’ai aucune interaction technologique. Notre relation est basée uniquement sur une écoute mutuelle et une interaction acoustique. J’ai une table sonorisée, qui permet aux bruits que je produis d’être amplifiés et parfois repris par Jérôme dans ces « boucles » sonores. Par exemple, au début de la pièce, on est en duo avec Jérôme, sur cette sonorisation de la table, puis Tom intervient et je joue toute seule ce damier de sons préétablis ensemble, Jérôme rentre à nouveau en jeu, le logiciel capte aléatoirement les sons qu’il produit et que je vais rejouez par la suite etc.
Dans la première partie de la pièce, je voulais me placer au même niveau que les musiciens, trouver un dispositif chorégraphique et sonore qui me transforme en concertiste, puis petit à petit faire vriller cette situation et développer un univers, entrer progressivement dans le spectacle. Dans la seconde partie, il y a des morceaux enregistrés et des moments sans aucune interaction particulière, la lumière joue également un rôle important.
La technologie m’amuse parce que, finalement, elle réintroduit du magique dans le spectacle vivant. Cela s’apparente à un nouveau genre de machinerie. De même qu’autrefois on faisait s’envoler un acteur dans les cintres, aujourd’hui une danseuse fait de la musique avec ses gestes….
C’est un jeu nouveau avec l’illusion du théâtre. Je n’ai pas envie d’être didactique ou démonstrative mais plutôt de préserver une dimension mystérieuse. Que l’on puisse se demander comment ça marche…
Cette table, elle aussi, a un côté mystérieux ?
Olivia Grandville. La table est un outil scénique qui me permet de dire sans raconter, comme un point de départ à l’imagination des spectateurs. C’est un objet concret qui devient poétique et qui recèle une certaine théâtralité. Un cadre, une espèce de boite, qui fait référence à la limitation de l’espace, à la notion d’enfermement, mais qui peut être aussi un piano, un chapeau de magicien d’où je sors des objets insolites, magiques.
Cet objet est aussi fortement lié au contexte de création de My Space, et renvoie par ricochés à la situation difficile des compagnies chorégraphiques françaises. Après Comment taire, j’ai voulu monter une pièce de groupe, sans y réussir, le propos étant visiblement trop « expérimental». J’ai senti une réduction des possibilités financières en matière d’aide à la production, comme si l’espace se resserrait considérablement autour de moi. Á cette époque, je passais beaucoup de temps, chez moi, à ma table de travail, j’ai également participé à des projets avec des musiciens improvisateurs, souvent dans des endroits inadaptés à la danse. J’ai donc essayé de trouver un cadre scénique nomade — la table ! — qui pourrait s’adapter à ces lieux précaires, restreints en terme d’espace. Dans mon choix, il y a cette perspective d’économie de moyens physiques et financiers.
Et puis j’avais envie de parler de mon rapport à la danse, en tant que langage poétique. Aujourd’hui, après une remise en cause totale des codes scéniques classiques, après cette tabula rasa des années 1990, je ne savais plus par quel bout renouer avec l’écriture chorégraphique, comment me remettre en mouvement…
Vous voulez parler de cette tendance à la danse minimale, conceptuelle ?
Olivia Grandville. C’est très difficile d’appliquer des termes comme ceux-ci qui sont liés à une histoire de l’art contemporain, à la danse. Vouloir faire entrer les œuvres dans des catégories préétablies produit parfois plus de confusion que de clarté. Or, on est dans une époque où on nous demande de théoriser nos pratiques, de verbaliser et de justifier nos démarches. Et c’est une tendance qui me pèse parfois.
Il me semble, simplement, que dans ces dernières années, la question de la danse s’est déplacée vers la question de la représentation du corps, ce qui a considérablement ouvert le champ des possibles et de la réflexion. Mais, a contrario, la danse en tant que langage propre, écriture de « signes », est un peu passée au second plan, d’autant qu’il y avait la volonté légitime de changer les codes chorégraphiques déjà existants.
Pour ma part, j’essaie de faire bouger l’espace par la danse. Je ne cherche pas du sens mais la justesse de la forme, une dramaturgie de l’espace et du temps, une dépense d’énergie gratuite au sens où elle se donne sans avoir à se légitimer, ni par le discours, ni par une forme de virtuosité trop démonstrative.
Que signifie l’adjectif possessif dans My Space? Peut-on y voir une référence ironique à la plateforme internet du même nom?
Dans le titre, il y a cette notion de matérialité de l’espace. Mon espace, c’est le plaisir que j’ai à le faire exister par mon mouvement, et cet espace là, j’ai de plus en plus de mal à le défendre : c’est l’espace de la danse, de ma danse. Mais il y aussi ces gens, en effet, qui vont se créer un espace pour exister au sein de cette interface gigantissime qu’est myspace. C’est assez terrifiant, d’être ainsi noyé dans une multitude, et je ne suis pas sûr que ça leur rapporte à eux (mais plutôt à son créateur, Rupert Murdoch). Il y a aussi ces outils technologiques, de plus en plus présents dans nos vies, qui nous incitent à faire des gestes microscopiques. Est-ce que nos corps vont s’atrophier à n’avoir qu’à travailler sur des objets de plus en plus petits?
Dans My Space, vous explorez les potentialités graphiques et rythmiques de la lumière. Est-ce que cet aspect va prendre davantage d’importance dans l’avenir?
Je collabore avec Sylvie Garot depuis 2001, elle travaille avec de la vidéo projetée, des films de lumière. Pour My Space, je voulais faire exister la matérialité de la lumière… Mais pour faire ce que j’avais en tête, il aurait fallu beaucoup de moyens et ça devenait un projet en soi. En revanche, elle m’a proposé cette idée d’ondes lumineuses, et Jérôme Noetinger, de son côté, a pensé à « convertir » l’onde sonore en image. Je voulais que tout parte de la table, et qu’à partir de là, la lumière se propage dans l’espace. Je voulais aussi travailler avec de petites sources lumineuses. Une dramaturgie de la lumière s’est donc mise en place et structure réellement l’organisation de la pièce. Par ailleurs, il y a concrètement des interactions avec le son, via l’outil de captation.
C’est une direction de travail qui m’intéresse, que j’ai envie de creuser. J’ai eu d’ailleurs l’occasion d’aborder la capture de geste reliée à la lumière dans la pièce Incantus de Vincent Dupont à laquelle je participe en tant qu’interprète.
Quel y est votre rôle ?
Olivia Grandville. Je suis munie, comme deux autres acteurs, de capteurs de flexion reliés à un dispositif lumineux. Pendant les répétitions, je me suis aperçue que c’était plus difficile de rendre compte de la matérialité de l’espace par la lumière, que le transfert de sens n’avait pas lieu comme avec le son. On n’intériorise pas la lumière de la même façon et on a peu de prise sur ce que l’on produit. Et puis, c’est philosophiquement particulier de s’éclairer soi même…
Et vos projets personnels ?
Olivia Grandville. L’avenir pour moi reste incertain. My Space n’a pas reçu de subventions et je ne sais pas dans quelle mesure je vais pouvoir repartir sans budget de fonctionnement. C’est très compliqué en Île-de-France car on est particulièrement nombreux. D’une manière générale, il n’y a pas assez d’argent pour la danse, en fonction du nombre de compagnies existantes, et du fait que le secteur de la danse comprend aussi les spectacles transdisciplinaires qui ne trouvent pas leur place ailleurs. La situation est précaire, surtout pour les formes expérimentales qui ont besoin d’un temps de recherche. Et aussi pour les chorégraphes qui travaillent depuis une dizaine d’année, ne sont plus « émergents » sans être pour autant des grosses compagnies. Ce sont les moyens de se structurer qui manquent, surtout en Île-de-France où il est plus difficile d’obtenir des aides territoriales (villes, départements, région). De ce fait, on est amené à produire une création par an pour survivre, or la diffusion ne suit pas. La danse est programmée sur quelques jours seulement, une ou deux fois, jamais plus de trois fois dans chaque lieu ! Ou bien sous forme de festivals.
Donc, beaucoup de spectacles mais peu d’argent, beaucoup de petites formes, mais peu de compagnies susceptibles de faire travailler plus de trois danseurs, beaucoup de danseurs sans travail, et une multiplication de projets chorégraphiques… C’est un cercle assez infernal !
Dans le cadre de son festival Les Informelles, le Théâtre des Bernardines, à Marseille, propose comme sujet à des metteurs en scène et des chorégraphes : « vos projets non- réalisés ». Une façon de dire ce qu’il se passe… Ce sera en septembre et j’y serai…
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