Pierre Gonnord
œuvres 1999-2005
Jamais partie d’un corps n’aura autant suscité la fascination des hommes, d’un homme. Le visage est à lui seul un mystère, une chose sacrée. S’il appartient au corps, s’il ponctue le tracé d’une ligne, il est en même temps son extrémité insaisissable et autonome.
Les portraits photographiques de Pierre Gonnord appartiennent à la même histoire que les portraits réalistes du Fayoum, peints en Egypte entre le Ier et le VIe siècle après J-C.. Sans doute constituent-ils un chapitre annexe de l’histoire de l’art, tant le portrait demeure depuis des décennies l’obsession première des artistes et des commanditaires.
Au fil du temps, apparaît dans ces visages une seule et même continuité, un seul et même indice : celui de la fixité d’un regard. Figé devant l’appareil photographique, la traversée des miroirs optiques effectuée, l’être offre au photographe – premier spectateur de ses photographies – l’ultime récompense, celle d’abandonner une part de soimême à l’autre, celle de découvrir dans le regard de l’autre, ses propres visions, sa propre histoire.
Plus que des visages, ce sont des rencontres que Pierre Gonnord photographie depuis 1999. Elles sont“une sorte de bouée de sauvetage”, précise-t-il, révélant une nécessité, celle de ne pouvoir exister que par elles. À travers les portraits en couleurs de grands formats, d’hommes et de femmes de tous âges, de conditions sociales et de pays différents, Gonnord part à la recherche de l’identité, des identités, de la part commune qui relie chacun de ces hommes et de ces femmes : la “ chose” humaine. Les portraits de Pierre Gonnord fonctionnent comme des contrepoints aux portraits froids et distanciés de la nouvelle école allemande, hérités de l’objectivité de Bernd et Hilla Becher, dont Thomas Ruff est le plus emblématique représentant. Chez Gonnord, l’héritage est à chercher dans la peinture des maîtres, qu’il épure avec efficacité pour ne garder que les jeux d’ombres, les flux de lumière et les poses hiératiques. Ses sujets appartiennent à une “cour des miracles” des temps modernes, laissés pour compte de la société, individus à la marge de la bienséance, derniers rebus à glorifier parce qu’ils vivent autrement. Ce travail ouvre sur une autre idée de l’humanisme. Gonnord ne se fait guère d’illusion sur celui que les grands photographes, au milieu du XX e siècle, pouvaient encore louer. Apothéose et limites ont depuis été atteintes.
Si humanisme il y a, il ne s’accompagne pas chez Gonnord de sentimentalisme. Parmi la vingtaine de portraits exposée, un seul semble faire exception. Le portrait d’Antonio, réalisé en 2004, ouvre la série comme un “flash back” sur une histoire de la photographie, et rappelle les personnages photographiés par August Sander dans Antlitz der Zeit (Visage du temps) en 1929. Gonnord nous montre un homme à la longue barbe grisonnante, que l’on imagine assis sur un tabouret. On ignore tout de lui. Démesurées, omniprésentes, travaillées par le temps, ses mains semblent lui courber l’échine comme un fardeau trop lourd à porter. Une histoire, un passé. Ces mains nous racontent tout autant que ce regard fuyant, vaguement fixé vers l’extérieur, vers le passé, vers des douleurs contenues.
Entre 1999 et 2005, Pierre Gonnord a cherché “ses contemporains”. Des jeunes Japonais au “look” branché, fiers et arrogants parfois, Gonnord a poursuivi ses rencontres en s’éloignant des “Down Town”, pour rencontrer des personnages “plus marginaux, moins préoccupés par leur image et de tous âges.”
Au-delà de leur beauté singulière, ces “portraits-rencontres”, pointent du doigt les changements de notre société (les métissages, l’évolution des modes de vie) et constituent un témoignage sincère sur la vie de nos contemporains.
Jean-Charles Le Saux