L’Andalousie, Saburo Teshigawara connaît. Nous, itou. C’est d’ailleurs au pays de Lorca, à Grenade, que nous avions vu le chorégraphe japonais pour la première fois. Ce devait être en 1989, dans une pièce intitulée Toshi no Hana (Fleur de pierre), en compagnie de sa compagnie au grand complet, Karas, qu’il avait fondée quelque temps plus tôt avec sa soliste Kei Miyata. Nous avons gardé deux souvenirs précis de cette pièce somme toute abstruse, d’esprit kabuki : un ballet de bicyclettes vraiment original (par la suite, le chorégraphe Maurice Béjart utilisa également un vélo dans un de ses ballets pour en tirer un effet pittoresque) et la présence sur scène d’une très belle jeune femme, un fameux top model japonais, reconvertie pour les besoins de la cause en danseuse — ce qui, au moins au Japon, avait dû contribuer au succès de l’entreprise.
Sans avoir totalement adhéré à ce « concept » (au sens publicitaire du terme) du show, beaucoup trop convenu et léché pour nous et faisant la part belle à l’image (certains critiques évoquèrent son « esthétique de clip vidéo »), nous avions tout de même déjà noté la fascination du chorégraphe pour le coq-à -l’âne, autrement dit, pour le collage de type surréaliste.
Le langage de Saburo Teshigawara était — et il l’est toujours — réduit au strict minimum. À une certaine enfance de l’art, y compris en contemporain. L’artiste ne fait pas dans le butô, ou alors si, mais dans un butô chic, qui est le contraire de la momerie de clochards célestes inventée il y a cinquante ans par Tatsumi Hijikata. Chez notre quinquagénaire, le travail au sol, par exemple, est vraiment léger, anecdotique, contingent. Tout, ou presque, se fait en position debout. Cette station n’est pas ici christique, c’est plutôt celle d’un smurfeur. On ne trouve aucune saltation chez lui. Le danseur effleure sa partenaire sans la toucher, sans avoir à la porter ou à la supporter.
N’étaient les rapports synchroniques danse-musique, ces airs ou ces phrases piochés dans le répertoire baroque avant d’être réinterprétés au violon dans une version maison, on n’y saurait trouver de référence ou concession au ballet occidental. Pas plus qu’à la danse moderne ou postmoderne.
Sans qu’il soit un virtuose, Saburo Teshigawara, aidé par la contorsion efficace, bien tournée, clairement lisible de sa partenaire, la gracieuse Rihoko Sato, parvient à inventer une gestuelle singulière : contrastée, contrariée, discontinue, à base de relâchement et de crispation, de fluidité et de tension, d’angles et de courbes, de temps faibles et de noyaux durs, de ralentis et d’accélérés, de dissociation entre le haut et le bas du corps. Ses mouvements sont stylisés, tantôt compliqués comme des kanjis, tantôt cursifs comme des hiraganas, ou bien épurés comme des katakanas.
Lui en costume strict (noir corbeau), elle en top et minijupe crème, chaussée de bottines de boxeuse en cuir noir, coiffée à la garçonne, d’emblée prête à en découdre, occupent avec élégance l’ample plateau de la Passerelle, théâtre historique et scène nationale de Saint-Brieuc.
Saburo Teshigawara a conçu son œuvre en scénographe — au sens où l’on entend de nos jours, depuis, disons, Jacques Polieri. Il en a imaginé la chorégraphie mais également la mise en scène, les costumes, les éclairages, le montage sonore.
De fait, la danse n’est ici qu’une des composantes de la pièce. Ce qui intéresse Saburo Teshigawara c’est le passage de l’ombre à la lumière, du contre-jour au jour, de la corporéité à la dématérialisation, de l’objet à sa métamorphose ou anamorphose. Avec quelques éléments de décor — une table, quatre chaises —, une douzaine de loupiotes à incandescence qui datent de Mathusalem ou, au moins, d’Edison, l’artiste parvient à suggérer un univers poétique dans lequel lui et sa danseuse viennent graviter, s’agiter, évoluer sans discontinuer.
L’obsession dont il est question dans le titre n’a rien à voir avec celle du néoréalisme italien (le film de Luchino Visconti, Ossessione étant dans ce domaine un prototype) mais bel et bien avec le surréalisme. Le chorégraphe ne cherche pas pour autant à illustrer ou même à adapter le chef d’œuvre de Luis Buñuel et Salvador Dali — il se contente d’y faire discrètement allusion, par exemple, en introduisant le tango « El Choclo », un peu comme l’avait fait le cinéaste lorsqu’il avait sonorisé son film muet avec des 78 tours de Tristan et Yseult ou de milongas, et en répétant à plusieurs reprises la pose figée de l’homme fixant sa paume de main et finissant par y découvrir avec stupéfaction une fourmilière, prenant alors au pied de la lettre l’expression « avoir des fourmis dans les mains ».
Il faut savoir que les Japonais ont été des pionniers dans le domaine du cinéma surréaliste — qu’on se souvienne du film de Teinosuke Kinugasa, Kurutta Ippêji (Une page folle), qui se déroulait dans un asile de fous (un peu comme Caligari), réalisé en 1926, deux ans avant le court métrage de Luis Buñuel et Salvador Dali. Saburo Teshigawara propose une pantomime personnelle, avec des signes de narration provenant du théâtre Nô. Le lyrisme prend le pas sur la psychologie. Le chorégraphe joue et se met à chinoiser lorsqu’il propose sa définition du cinéma, qui est celle, étymologique, d’ « ombres électriques » avec lesquelles il ne cesse de jouer durant tout le spectacle.
Au finale, le chorégraphe balance un des lampions retenu aux cintres par son câble électrique. Les quatre lucioles qui délimitent un ring de boxe imaginaire se mettent alors à bouger en tous sens. On assiste à un ballet op’, cinétique, lumineux. Auparavant, le corps de la belle Rihoko Sato, dissimulé derrière la table renversée, éclairé par une simple ampoule, s’est mis à vibrer et à palpiter. Les échos de Rihoko en branle, projetés par un dispositif de camera obscura rudimentaire, sont démesurément agrandis, anamorphosés, reportés sur le mur du fond. Certains ont dû penser à Lotte Reiniger et à ses silhouettes expressionnistes. D’autres à Loie Fuller et à son ballet féerique ou fantastique, Les Ombres Gigantesques…
Quelques spectateurs, moins patients que la moyenne, venus sur un malentendu (plus pour entendre que pour voir), ont décroché et quitté le théâtre en cours de route. D’autres, lors de la sortie, après des applaudissements nourris et plusieurs rappels, ont ainsi commenté les mouvements des danseurs : « On dirait qu’ils font toujours la même chose. » N’est-ce pas, cela aussi, après tout, le style ?
— Chorégraphie, lumières, costumes : Saburo Teshigawara
— Danseurs : Rihoko Sato, Saburo Teshigawara
— Collage sonore : Saburo Teshigawara
— Coordination technique et régie lumière : Sergio Pessanha
— Son : Tim Wright
— Régie : Markus Both
— Costumière : Nana Koetting